Sucy, points d’histoire
Lettre mensuelle de la Société Historique et Archéologique de Sucy-en-Brie (shas.fr)
Ludovic Halévy et Carmen
Devenu Sucycien en 1893 par l’achat de Haute-Maison, Ludovic Halévy pensait pouvoir se reposer à Sucy de tous les travaux, romans, opéras-bouffes qu’il avait composés lors de sa vie parisienne. Parmi ceux-ci figure avant tout la composition du livret de Carmen, pour la musique de Bizet, son cousin par alliance. C’est en effet le 3 mars 1875 que fut donnée à l’Opéra-Comique la première représentation de Carmen.
Habité depuis longtemps par ses personnages, si l’on en croit Ludovic Halévy lui-même, il transforme pour la scène l’héroïne de Mérimée et donne au personnage une force dramatique qui fut mal perçue par le public de l’Opéra-Comique, habitué à des héroïnes moins sauvages. Bizet, en effet, tenait au choix de Célestine Galli-Marié pour le rôle-titre. Après bien des retards et dans les affres inhérentes à toute création importante, le jour de la première arrive enfin, le 3 mars 1875. La soirée débute dans une atmosphère d’enthousiasme. Le premier acte est très applaudi, Bizet félicité. C’est au troisième acte que les spectateurs ne comprennent plus. Si l’on en croit le portraitiste Jacques-Émile Blanche, les réactions furent mitigées et l’on entendit des réflexions désobligeantes dans la bouche de plusieurs amis de Bizet, même de Gounod. Le lendemain, les critiques furent sévères, stupides parfois. Comme l’écrit Ludovic, « nous avons été tout d’abord plus étonnés que ravis. Telle a été l’impression du public du premier soir. L’effet de la représentation fut incertain, indécis…»
Très en avance sur son temps et peu soumis aux exigences d’un public conventionnel, Bizet n’a pas été compris. Ludovic avoue qu’il fut lui-même déconcerté par tant de nouveauté, mais peu à peu il pénétra dans cette musique. « J’ai passé sur cette pièce par des impressions très diverses… Je n’y ai vu d’abord aucune expérience dramatique. J’adorais cette partition, Bizet m’avait joué chaque morceau car il voulait faire une partition un peu confuse, tourmentée, compliquée. Peu à peu, tous ces nuages se sont dissipés et je commençais à voir clair dans toutes les choses exquises et charmantes qui remplissent cette très curieuse et très particulière partition. Nous subissions tous le même charme. Les dernières répétitions ont été excellentes. Elles avaient pour public les gens de la maison qui tous vivaient dans cette musique depuis trois ou quatre mois et qui avaient eu par conséquent le temps d’en pénétrer les subtilités ».
Ludovic demeure perplexe. Il aime cette partition originale, mais il n’y est pas arrivé d’emblée ; ses goûts artistiques sont toujours un peu contestables, il le sait et se méfie de lui-même. Ce qu’il veut avant tout, c’est plaire au public, et dans le cas de Carmen, il n’a pas le sentiment d’avoir réussi. Au-delà de toutes les considérations musicales, la cible de tous les déchaînements fut le personnage même de Carmen en qui on n’a vu qu’une dévergondée, et là, le librettiste se sentait davantage concerné. De plus, la critique jugea que Galli-Marié interprétait le rôle de telle manière « qu’il serait difficile d’aller beaucoup plus loin sans provoquer l’intervention de la police ». L’avenir de la pièce s’annonçait difficile. Bien que la pièce ait été jouée une trentaine de fois en deux mois, Carmen a été ressentie comme un semi-échec et Bizet s’en montra déçu et affecté. Il meurt deux mois après la première.
Ce relatif échec ne dura pas. En effet, au cours de l’année 1876, une représentation de Carmen donnée à Bruxelles, puis dans d’autres capitales européennes, fut un triomphe et amena le public parisien à revenir sur ses premières préventions. Peu à peu l’œuvre de Bizet reçut un succès grandissant. Ludovic Halévy en fut le témoin principal puisqu’il gérait les revenus des représentations de Carmen ainsi que de celles de Fromental Halévy pour sa cousine Geneviève, veuve de Bizet et remariée avec Émile Straus[1]. À partir de 1898, il rend compte à sa correspondante des droits d’auteur perçus pour elle sur les représentations de l’œuvre. Ils passent de 4.161 francs en mai 1898 à 6.829 francs en août 1900, puis à 9.100 francs en octobre 1905, avant de se stabiliser autour de 6.000 francs pendant les mois de 1907, qui précèdent la mort de Ludovic Halévy (8 mai 1908). Parmi les revenus issus des représentations à l’Opéra-Comique, les droits perçus sur Carmen l’emportent désormais de loin sur les revenus des autres pièces qui y sont données.
Carmen reste l’opéra le plus représenté dans le monde.
Lettre élaborée par Françoise Balard
[1] Françoise BALARD, Geneviève Straus. Biographie et correspondance avec Ludovic Halévy 1855-1908, éd. CNRS, Paris 2002.