Lettre n°41 – Février 2023

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Sucy, points d’histoire

Lettre mensuelle de la Société Historique et Archéologique de Sucy-en-Brie (shas.fr)

LA FERME CHARPENTIÈRE

La Ferme Charpentière, sise 17-19 rue Ludovic Halévy à Sucy-en-Brie, a été appelée successivement « La grande ferme de Sucy » ou « Ferme des Stations », puis « La ferme d’en-haut » ou « Richefonds », puis finalement « La ferme Charpentière ».

La ferme sur la carte de l’abbé Delagrive (1740)

Les origines

En 1292, Dudon de Laon, l’un des chanoines du chapitre de Notre-Dame de Paris, est propriétaire à Sucy d’un immense domaine, appelé le « franc-alleu de la Tour » – un franc-alleu était un domaine tenu en toute propriété par un vassal qui ne payait pas le cens à son seigneur, mais lui payait cependant certaines redevances). Ce domaine, immense, n’était pas d’un seul tenant.

En 1300, Didon offre son franc-alleu au chapitre de Notre-Dame, seigneur de Sucy (dix hectares environ). Ces terres réparties au nord et au sud du village donnèrent naissance à plusieurs fiefs, dont celui de Haute-Maison, qui nous intéressera particulièrement.

En 1300, ce fief n’existe pas encore. Il n’y a sur une parcelle au nord de Sucy qu’une ferme située sur la rue Vacheresse, près de la porte du même nom. Cette ferme appelée « grande ferme de Sucy » ou « ferme des Stations », fut sans doute la première construite à Sucy après la ferme du Chapitre.

Pourquoi la « ferme des Stations » ? Chaque année, au cours des trois jours dédiés aux saints de glace (Pancrace, Mamert et Servais), les villageois faisaient en procession le tour de la ville. Sur tout le parcours, de petits autels marquaient des temps d’arrêt et de prières pour obtenir le beau temps ou la pluie nécessaires aux récoltes. La rue de la Procession perpétue, aujourd’hui encore, le souvenir de cette procession dite « des Rogations ». La procession longeait les murs de la Grande Ferme. De place en place, un reposoir indiquait le point d’arrêt, ou « station », consacré à une prière, d’où le nom de « ferme des Stations ».

Les fermiers de la ferme des Stations : les Delivré

En 1367, un certain Pierre Delivré paie au chapitre de Notre-Dame la somme de 4 livres de redevances pour les fermages d’une année de la ferme des Stations. Il s’agit d’une grosse somme pour l’époque et suggère une exploitation importante et un fermier vivant dans l’aisance. Notons que s’il payait diverses redevances, Pierre Delivré ne payait ni le cens ni les dîmes, privilèges attachés au franc-alleu.

Ce fermier appartenait à une riche famille sucycienne, possédant beaucoup de biens, et non des moindres, à Paris, Sucy, Noiseau, Brie-Comte-Robert, etc… Dès l’origine, la parcelle de terre attenant à la ferme est énorme. Elle s’étend de la porte Vacheresse à l’actuelle route de La Queue-en-Brie, et de la route qui va vers Noiseau jusqu’au moulin de la Tour. Pierre Delivré y fit construire un petit hôtel, proche des bâtiments de la ferme. A la fin du XIVe siècle, c’est tout cet ensemble construit (ferme + hôtel) qu’il convient toujours d’appeler « la grande ferme de Sucy » ou « ferme des Stations ».

Le XIVe siècle s’achève… le XVe siècle commence.

Les Delivré délaissent un peu Sucy pour résider plus souvent à Paris. Parmi eux, il en est un, Jean, qui fit fortune dans le commerce et devint échevin de la ville de Paris de 1441 à 1443. D’un premier mariage, il eut deux enfants : Henry et Catherine. A la mort d’Henry, en 1493, son fils, Jean, hérite « de la ferme et de ses appartenances ». Les enfants de Catherine héritent du reste du franc-alleu de la Tour, ensemble qui deviendra plus tard le fief Montaleau.

Jean décède peu après son père (1499). Ses héritages reviennent pour la plupart à son fils, Nicolas, notaire et secrétaire du roi Louis XI, et à sa sœur, Marguerite, qui s’estime lésée. Un accord à l’amiable établira un nouveau partage des biens de Paris et de Sucy.

Aux termes de cet accord, en ce qui concerne la « grande ferme de Sucy », la part de Nicolas comprend « le vieux logis », c’est-à-dire « un corps d’hôtel où est le four assis au bout de la cour du dit logis et ferme du dit lieu ». Il n’a droit d’entrée et d’issue que sur la rue. Il devra faire en sorte que l’autre partie de la propriété (celle qui revient à Marguerite) « ne soit sujette à aucun regard ». La part de Marguerite, c’est tout le reste, c’est-à-dire les bâtiments ruraux de la ferme : le bâtiment principal « avec cour, granges, bergeries, manoir et autres aisances ».

En ce qui concerne les terres, Nicolas obtient les bois (pour chasser), quelques prés et des vignes. Marguerite hérite des terres labourables, plus une part égale de prés et de vignes.

En cette fin du XIVe siècle, « la grande ferme de Sucy » ou « ferme des Stations » est divisée : le vieux logis deviendra plus tard agrandi, le château de Haute-Maison ; la ferme restera une propriété agricole que Marguerite affermera à deux laboureurs de Sucy : Jacques Préhoux et Guillaume Gardeuloge.

En 1565, un an après la mort de son frère, Marguerite, âgée de 73 ans, décide de délaisser ses biens de Sucy au profit de sa nièce Charlotte, mariée à Nicolas Luillier. Marguerite meurt en 1568. Une pierre commémorative célébrant sa générosité et sa piété est apposée dans l’église Saint-Martin, à gauche de la porte de la sacristie, après avoir servi d’appui à une fenêtre du presbytère.

Après une période de divisions, dans la première moitié du XVIe siècle, la ferme de Sucy retrouve son intégralité pour une quarantaine d’années. Tous les héritages des Delivré sont entre les mains de Charlotte Delivré et de son mari Nicolas Luillier. Le couple, très fortuné et propriétaire de plusieurs seigneuries, semble avoir attaché de l’importance à Sucy. L’inventaire dressé après la mort de Nicolas Luillier atteste que le couple avait fait construire un petit manoir dans le goût de l’époque, dont le mobilier et les objets de grande qualité nous étonnent. Ce manoir est peut-être une transformation du « vieux logis ». Après d’autres modifications, il deviendra le château de Haute-Maison, mais pour le moment, il fait toujours partie de la « grande ferme de Sucy ».

De 1599 à 1828 : Charpentier, Coulanges…

A la fin du XVIe siècle, vers 1599, Monsieur Pellé est propriétaire des lieux : le manoir et la ferme que l’on appelle alors « Les Richefonds ». A cette époque les deux domaines sont à nouveau réunis. Après Monsieur Pellé, c’est un médecin, Monsieur Charpentier, qui achète la ferme. À sa mort, sa femme devient propriétaire. La ferme s’appelle alors « la ferme de la Charpentière », puis « ferme Charpentière », nom qu’elle conserve encore aujourd’hui.

Le 3 juillet 1637, Philippe de Coulanges, seigneur du fief de Montaleau, oncle et tuteur de Marie de Chantal, future Marquise de Sévigné, déclare payer l’achat de la ferme Charpentière et d’une quinzaine d’arpents de terres, en même temps qu’il achète la basse-cour qui fait face au château Montaleau sur la rue de la Tour. Comme tous les châteaux, celui de Montaleau devait être pourvu d’une ferme et de terres pour assurer sa subsistance par leurs produits et leurs revenus. Le château Montaleau, situé au cœur du village, ne possédait qu’une basse-cour et des terres au dehors des remparts, cultivées par différents fermiers de Sucy, dont celui de la ferme Charpentière.   

Plan au XVIIIe siècle

Au XVIIIe siècle, celle-ci consistait en une maison d’un étage couverte de tuiles, trois granges, écurie, bergeries, étables, un toit à porcs, un hangar, un volet à pigeons au-dessus du portail de la grande grange, le tout couvert de tuiles, un jardin derrière, clos de murailles, dont un mur de refend le sépare, un grand clos aussi fermé de murailles, le tout contenant en fonds de terres 17 arpents, soit environ 6 hectares. Le corps de logis, situé à gauche de la porte charretière était prolongé par les écuries et une étable, abritées dans un grand bâtiment de 10 travées, une travée étant l’espace entre deux poutres maîtresses. Il en subsiste aujourd’hui quelques petites fenêtres d’aération, carrées, donnant sur la rue Ludovic Halévy. L’ensemble des bâtiments formait un rectangle de 47,53m. de longueur sur 28,87m. de largeur, dimensions qui n’ont pratiquement pas changé jusqu’à la destruction de la grande bergerie.

En 1723, le fermier de la ferme Charpentière est Antoine Magnant. Il travaille aussi pour MM. de La Live, propriétaires du château Lambert. C’est un riche fermier-laboureur, ce qui signifie qu’il possède plusieurs charrues et beaucoup de terres à cultiver. En 1753, il marie sa fille Marie-Louise à Pierre Josse, marchand-épicier à Paris, et fils de Paul-Charles Josse, fermier de la ferme du Grand-Val. Ce mariage constitue une alliance entre les familles de deux gros propriétaires-terriens.

Au cours du XVIIIe siècle, la ferme n’a guère changé depuis un siècle. Les trois grandes granges avaient dû être restaurées après la Fronde, ce qui expliquerait les importants travaux alors réalisés. Les granges furent dotées de charpentes magnifiques, les travées furent délimitées par des chênes entiers de 9 mètres de long et d’une section carrée de 45 cm. C’est sans doute au cours de cette campagne de restauration que Jean Brigand, compagnon-charpentier se blessa et mourut à la ferme le 2 décembre 1707. Une petite pièce de monnaie, un liard, retrouvée dans le sol de la grange à seigle, fait remonter au XVe siècle la construction de ce bâtiment qui fut plusieurs fois remanié, sans que soit modifiée sa structure.  

Les remises

A droite de la porte charretière, le long de la rue aux Vaches, un autre petit bâtiment abritait la laiterie et le fournil. La grande bergerie comportait 10 travées. Elle longeait le Clotet, c’est-à-dire la ruelle qui reliait la rue aux Vaches à la Grande Rue. Un passage au milieu du bâtiment permettait d’accéder à la cour par le Clotet. Une petite maison, sur la ruelle du Clotet, à l’entrée de la rue aux Vaches, était la maison du berger. Une petite bergerie fut construite entre la grande bergerie et la grange à blé. L’importance des bergeries est frappante et atteste la présence d’un important troupeau, à l’époque où l’on importait des moutons d’Espagne.

Si la ferme n’a guère changé au cours du XVIIIe siècle, la Révolution va l’emporter dans la tourmente. Au moment où sont confisqués ou vendus les biens de riches aristocrates, César Ginoux, ancien secrétaire du roi, devenu régisseur des biens nationaux et de l’enregistrement, achète la ferme Charpentière. Peu de temps après cet achat, César Ginoux divorçe de la veuve Charpin, qui grâce à une séparation à l’amiable devient propriétaire de la ferme Charpentière et de plusieurs terres. L’acte de donation fut signé le 9 Fructidor an IX (27 août 1801). Un mois plus tard, la veuve Charpin revend la ferme Charpentière et le château de Haute-Maison à Alexandre-Louis de la Chevardière et à son épouse.

La vente de 1828

En 1828, devenue veuve, Mme de la Chevardière réalise une opération immobilière qui met la ferme Charpentière en indivision entre elle, son fils Alexandre et la fille mineure de celui-ci, Mlle de Lespinasse. Ensemble ils décident de vendre aux enchères la ferme et ses terres. La vente eut lieu le 28 septembre 1828, en six lots de bâtiments et en 220 lots de terres.

Les six lots

L’acte d’adjudication signe l’arrêt de mort de la ferme. Adjugés puis revendus, partagés, réunis, modifiés, échangés ou simplement démolis, les différents bâtiments n’ont plus formé que des propriétés privées, disparates, l’ensemble formant une sorte de familistère. La division octroyait à chaque lot une petite cour et toutes les cours débouchaient dans une cour commune qui ouvrait sur la rue aux Vaches par une porte charretière monumentale.

Au centre de cette cour commune, à la jonction des lots 3 et 5, le puits, devenu commun, fut abrité par une petite construction en bois munie de deux portes en vis-à-vis, permettant d’accéder à la margelle, l’une ouvrant sur le 5ème lot, l’autre sur la cour commune. Il fut précisé que le puits resterait commun à perpétuité et une autre contrainte obligeait les propriétaires du 3ème lot à entretenir dans leur cour une marre alimentée par les eaux de ruissellement, suivant la pente naturelle du terrain.

Avant la vente aux enchères de 1828, alors que le puits était au centre de la cour de la ferme, il y avait un abreuvoir pour les chevaux. C’était une petite auge en pierre, posée sur un muret qui la mettait à hauteur de la margelle. On emplissait l’auge avec l’eau tirée du puits. Les cous et les licols avaient usé la pierre du rebord, de sorte que l’auge ne pouvait plus contenir beaucoup d’eau. Devenue inutile au moment de la vente aux enchères, elle fut déposée et enterrée, puis retrouvée de nos jours.

En même temps que les bâtiments de la ferme, les terres, prés et bois furent également vendus aux enchères. Les parcelles étaient plutôt petites, environ 2.000 m2, mais la totalité représentait tout de même 2.070 hectares. La ferme Charpentière restait l’une des plus grandes fermes de Sucy, même si elle n’était plus la seule.

La famille Legrain

Plus tard, le 30 mai 1869, neuf couples de la famille Poteau achètent en indivision les bâtiments de la ferme. Huit jours plus tard, le 7 juin 1869, un partage attribue à Marie-Louise Poteau, femme de Joseph-Nicolas Legrain, une partie des bâtiments qui furent autrefois les lots 5 et 6. Le nouveau partage est aberrant : leur propriété consiste en la partie gauche de la grange à seigle, l’autre moitié appartient à Thiabot ainsi que la remise en retour à droite. L’écurie et la remise à la suite appartiennent aux Legrain, mais les petites dépendances à Thiabot qui est aussi propriétaire de la laiterie transformée en habitation. L’autre partie de la maison sur rue, l’ancien fournil est la propriété des Legrain. Tout est enchevêtré. Au milieu du bâtiment, côté cour, un escalier donne accès à une cave voûtée dont la moitié gauche appartient à Thiabot et la droite aux Legrain.  

Au XXe siècle, les granges ont servi de locaux commerciaux (chambre froide pour fruits et légumes, studio de photographe, entrepôt de matériel pour un horticulteur, société de plomberie-chauffage).

Aujourd’hui

Aujourd’hui, tous les bâtiments ont été rénovés et forment une cour commune. La ferme a perdu de son charme, mais son clos l’a conservé. Ses arbres séculaires et magnifiques composent un espace vert au cœur de la ville. Une zone maintenue sauvage abrite un espace ornithologique. Les moutons ont disparu, mais les oiseaux se sont multipliés.

La maison du fermier, à gauche de la porte charretière, est devenue une maison de deux étages, dont le garage a remplacé l’ancienne écurie. La grande bergerie n’existe plus. La petite bergerie abrite le matériel des Services techniques de la Ville. La grange à blé a conservé son porche et son colombage. Avec la grange à avoine elle est devenue une propriété privée qui a conservé des éléments anciens. La grange à seigle, au contraire, a opté pour le changement : la partie gauche héberge un chauffagiste et la partie droite a été convertie en loft dont les baies vitrées ouvrent sur le parc et sur la cour. L’écurie et la remise sont devenus une petite maison dont l’architecture briarde n’a pas totalement disparu. Quant à la maison sur la rue, elle comporte aujourd’hui trois logements. Toutes les maisons ici décrites ont conservé une petite cour parfois transformée en jardin fleuri et arboré.  

Après l’église Saint-Martin et la ferme du Chapitre, la ferme Charpentière fait partie du patrimoine le plus ancien de Sucy. Si nous ignorons la date de sa construction, nous savons qu’au début du XIVe siècle (donation de Dudon de Laon), elle était déjà « la grande ferme de Sucy ». Au fil du temps, différentes appellations ont souligné son caractère économique (« la grande ferme »), religieux (« la ferme des Stations’), prestigieux (« les Richefonds ») et sa localisation (« la ferme d’en-haut »).

Les nombreuses descriptions montrent que, dans son aspect, la ferme n’a pas subi d’importantes modifications au cours des siècles. Elle connut une période d’immense prospérité du XVIe au XVIIIe siècle, avant de décliner après la Révolution. Passée en la propriété de riches bourgeois ou d’aristocrates, elle devint un domaine foncier coupé de ses racines agricoles, avant de subir l’épreuve douloureuse d’un démembrement qui lui retira jusqu’à son identité ; beaucoup de Sucyciens ignorent même jusqu’à son existence. Pourtant, elle existe toujours et témoigne, au cœur de la ville, récemment rénovée, de la permanence d’un patrimoine toujours vivant.

Le Hameau

Mentionné dans deux actes de vente, ce petit groupe de deux ou trois maisons et un bûcher, a été construit pour loger le personnel de « la grande ferme ». Effectivement, à part la maison du fermier, la ferme ne comportait que des bâtiments agricoles. Leur date de construction est inconnue, mais il est certain qu’elles ont été reconstruites et modifiées au cours des âges. Situé derrière la ferme, dans son clos, le hameau n’était pas visible de la rue.

Au début du XXe siècle, alors que Haute-Maison appartenait à la famille Halévy, le hameau était occupé par le personnel du château : jardinier, cocher, femme de chambre, cuisinière, etc… Après le départ des Halévy, le château fut vendu à la CIMADE, un foyer pour émigrés, qui abandonna complètement le clos et le hameau. Le château fut racheté par la Ville qui le restaura et y installa la Mairie. A cette époque, les petites maisons existaient encore, en ruine, envahies par la nature, qui reprenait ses droits.

Finalement, les ruines du hameau disparurent lors de la construction du parking de la Mairie. Ne restent plus que quelques photos en guise de souvenirs.

Document préparé par Françoise Balard

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