Lettre n°38 – Novembre 2022

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Sucy, points d’histoire

Lettre mensuelle de la Société Historique et Archéologique de Sucy-en-Brie (shas.fr)

ÉMILE SAINT-OBER : acteur et bienfaiteur sucycien

Kermesse 1953 : Le Cheik et Saint-Ober

Cette photo prise en juin 1953 évoque l’inauguration de la kermesse paroissiale consacrée à « l’Union Française ». Évitons les anachronismes : à cette date, les territoires de l’ancien empire colonial français dépendaient encore de la métropole  et le choix d’un tel sujet n’offusquait personne à Sucy.

Ce cliché représente la réception factice d’un dignitaire arabe Cheik ESSEMREK (kermesse inversée) par un édile sucycien en queue de pie et haut de forme, qui est  en réalité l’acteur Émile Saint-Ober, à l’époque aussi connu que le maire de notre ville !

L’auteur de cette évocation avait alors 17 ans et se souvient du transport de ces V.I.P dans une luxueuse voiture découverte jusqu’à l’enclos de la kermesse , accompagné par deux spahis à cheval portant de grandes capes blanches … Pour clore cette manifestation, une fête de nuit était organisée , où s’exprimaient les talents de comédiens amateurs, mais le clou de spectacle était la prestation  de Saint-Ober (chansons, monologues, saynètes) mises en valeur par son interprétation malicieuse et son professionnalisme.

SAINT-OBER sur les planches

 Mais qui était donc ce personnage, maintenant presque inconnu, et pouvait-il revendiquer le titre d’acteur, notamment sur scène ?

Émile Saint-Ober est né le 8 octobre1882à La Madeleine, département du Nord.

En 1904 il obtient le 1er prix du Conservatoire (Émile dixit) et peu de temps après,  joue effectivement dans les salles parisiennes. De 1909 à 1938 il est à l’affiche de 21 pièces dans la capitale, pratiquement sans interruption, dans les théâtres suivants : Dejazet, Athénée, Folies Dramatiques, Grand Guignol, Européen, Théâtre Albert 1er, (aujourd’hui Tristan Bernard), Théâtre Pigalle, Palais Royal, Nouveautés, Daunou, Théâtre du Peuple, Sarah Bernhardt. Il ne bénéficie pas des premiers rôles, mais sa facilité à être choisi prouve qu’on lui reconnait un certain talent et un comportement sérieux. Le répertoire est souvent celui des pièces de boulevard, cependant Émile joue dans plusieurs œuvres d’auteurs de qualité, tels  Charles Dickens, Yves Mirande, Robert de Flers, Romain Rolland, Maxime Gorki, Octave Mirbeau.

Troupe du Grand Guignol en 1913.
Émile est à l’avant, le troisième sur la gauche. Il est le plus petit.

En 1914, avec un autre acteur, Saint-Ober publie un livre brûlot « A coups de cravache » dans lequel il fustige certains directeurs de théâtre qui ignorent tout du métier dramatique et ne recherchent que le profit. Bizarrement cet ouvrage est évoqué 65 ans plus tard, le 19 avril 1979, par le journal du Val-de-Marne « Le Républicain » sous le titre « Un hôte célèbre de notre commune, le comédien Émile Saint-Ober ». C’est certainement un Sucycien qui a rédigé cet article, car durant les années 30, Émile avait choisi d’habiter une maisonnette aux Bruyères de Sucy, 90 route Royale.  Selon Louis Thébault,  il en avait tapissé les murs de souvenirs de sa carrière d’artiste et de photographies d’acteurs.

Le prix du terrain était  abordable mais les acheteurs ne bénéficiaient ni de  l’eau ni de l’électricité. Par contre il appréciait le calme ambiant et disait-il « d’avoir une forêt en face de mes fenêtres ».

 SAINT-OBER à l’écran

Mais Émile était surtout devenu acteur de cinéma. Sur le net, nous avons répertorié 67 films dans lesquels il a tourné. Il en existe sans doute bien davantage dont la mémoire s’est perdue.

Là encore il ne fait pas partie du casting des privilégiés, mais interprète des personnages secondaires dans la lignée des talentueux Julien Carette, Armand Bernard, Jane Fusier-Gir et autres…

Les chaines télé ne diffusent que très exceptionnellement certains films où il a joué (Moulin Rouge 1939, Circonstances Atténuantes 1939, Le Bienfaiteur 1942). La plupart des autres œuvres sont très démodées et toute cette filmographie est en noir et blanc. Il a même commencé à tourner au temps du muet en 1916, puis avec le parlant, sans interruption jusqu’à la seconde guerre mondiale

Saint-Ober a travaillé pour des réalisateurs renommés : Louis Feuillade, Marcel L’Herbier, Jean Duvivier, René Clair, Christian Jaque, Yves Mirande, Jean Boyer, Henri Decoin. Il côtoyait acteurs et actrices de premier plan : Madeleine Renaud, Marguerite Moreno, Françoise Rosay, Alice Tissot, Joséphine Baker, Arletty, Raimu, André Luguet, Jean Weber, Pierre Brasseur, Fernandel, Bernard Blier, Albert Préjean, Michel Simon. A leur propos, il égrenait volontiers ses souvenirs…

Affiches de films où le nom  Saint-Ober est cité, en petits caractères

Presque toujours sur scène ou en tournage, Émile n’aurait pas, à notre époque, fait partie des intermittents du spectacle. Cependant s’il avait des rentrées d’argent régulières,  elles ne devaient pas être pléthoriques. Les vieux jours venus, il  vivait certainement  assez chichement.

Le Cœur d’Émile à Sucy

Lorsqu’il rejoignait son havre de paix sucycien, Saint-Ober aurait pu s’octroyer une détente bien méritée. Tel ne fut pas le cas.

En avril 1961 « Le Lien », journal paroissial de Sucy, cite un article du Figaro (date non mentionnée) qui s’intitule « Emile Saint-Ober, qui joua dans plus de 200 films, s’est consacré à la vieillesse déshéritée de Sucy-en-Brie ». Si le nombre de tournages indiqué est excessif, le reste du texte est conforme à la réalité…

Chrétien de gauche, Saint-Ober était très proche du chanoine Weiss qui, en 1935, lui confie être fort préoccupé par le dénuement de plusieurs sucyciens âgés après pourtant une vie laborieuse. Très compatissant, Émile qui dispose de temps, propose au prêtre de s’y consacrer mais il désire, par contre, jouir d’une certaine autonomie d’action (souvenirs d’André Bemelmans). C’est ainsi qu’il s’engage pour 27 ans sur le chemin du dévouement (de 1935 à 1962). Néophyte en matière d’altruisme, il contacte le groupement parisien « L’Association Nationale des Vieux Travailleurs » (A.N.V.T), puis convaincu, fonde à Sucy une section affiliée d’une dizaine de membres dont il devient le président. Nous sommes peu renseignés sur les premières années de son action, mais à partir de 1951, le journal paroissial « Le Lien » insère chaque mois un article de Saint-Ober (11 ans de suite). Professionnel de la communication, il n’hésite pas à contacter tout individu ou collectivité susceptible de lui apporter aide matérielle ou appui. Il agit même au  niveau des ministres (Ramadier, Bonnefous, Madame Thome-Patenôtre) et bien sûr, auprès des parlementaires et des maires locaux (Olivier d’Ormesson, Boutonnat, Pleuvry), qui coopèrent. Il sollicite aussi les acteurs économiques du secteur : des industriels, (Louis Thébault à la tête de Saint-Gobain, la direction de l’usine à gaz de Sucy, les patrons des fermetures Perrier à Bonneuil) et les artisans et commerçants sucyciens.

Émile et son association font aussi appel à la générosité publique. Des paniers sont placés dans les églises, avec l’approbation du chanoine Weiss, et recueillent épicerie, alimentation, petits vêtements. Un vestiaire gratuit est ouvert chaque semaine.

 En 1961, une collecte sur le marché rapporte 2 000 francs. La même année, c’est  800 kilos de sucre qui sont collectés. Grâce à l’usine à gaz, au charbonnier Blin, on dispose de 4250 kilos de boulets et de lignite de chauffage.

Mais il faut aussi réchauffer les cœurs. L’association organise des rencontres sympathiques entre vieux travailleurs : arbre de Noël, fête des Mères, fête du Travail (le 1er mai), tombolas gratuites (en 1952, 132 lots …dont un lapin vivant !) Ces manifestations sont égayées par de petits spectacles, des chants, de l’accordéon…Emile y participe.

Emile et « son œil qui frise » (selon l’actrice Françoise Rosay)

Pour Saint-Ober son implication ne se limite pas à diriger son association. Malgré les atteintes de l’âge, sur sa vieille bicyclette « venant du fond des bois » comme le dit Louis Thébault, il continue à visiter les isolés, les malades (parfois 30 en un mois). Ceci pour « leur distribuer les encouragements et les secours » à domicile. Il les accompagne aussi à leur dernière demeure. A 75 ans ses amis lui offrent un vélo neuf !

Sur le plan politique, le personnage Saint-Ober ne manque pas d’intéresser par sa notoriété et son dévouement. Il est élu conseiller radical-socialiste de Sucy sur la liste d’Albert Pleuvry en 1947. Mais il est si engagé dans son action que ses exigences indisposent certains. Au mandat suivant, en 1953, il est évincé au prétexte de l’âge : 71 ans. Emile vit très mal cette éviction et écrit à sa fille Gisèle qu’il ne veut aucune délégation municipale présente à ses obsèques le  jour venu. (Copie de ce document communiquée par André Bemelmans). Il changera d’attitude par la suite et sera promu Chevalier dans l’Ordre du Mérite Social.

Il poursuit son œuvre généreuse jusqu’en juin 1962 et s’éteint à Villeneuve-Saint-Georges cette même année le 26 septembre, âgé de 81 ans. Ses funérailles s’y déroulent en présence de sa fille et de ses petits-enfants. Assistaient aussi à la cérémonie Olivier d’Ormesson, député-maire de la même ville, Albert Pleuvry et plusieurs amis de l’association. Elle  était co-célébrée par le chanoine Jean Dumas (successeur de Weiss) et le curé de Villeneuve. Louis Thébault prononça l’éloge funèbre en insistant sur l’inlassable dévouement d’Émile.

A Sucy, des associations caritatives ont succédé à l’A.N.V.T, mais aucune n’a dépendu aussi longtemps d’un même dirigeant.

Document préparé par Bernard Méa

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