ENTRETIEN ACCORDÉ
PAR JEAN-MARIE POIRIER
SÉNATEUR MAIRE DE SUCY-en-BRIE
Le vendredi 8 septembre 2000
à
GEORGES CARROT
DOCTEUR EN DROIT ET EN HISTOIRE
dans le cadre de la préparation du tome IV de la Nouvelle Histoire de SUCY-En-BRIE
LE XXe SIÈCLE
1914 – 2000
-Georges CARROT – J’ai été chargé par Monsieur Michel Balard, président de la Société historique et archéologique de Sucy, de diriger la rédaction d’un ouvrage collectif sur l’histoire de Sucy au XXe siècle.
S’agissant d’histoire contemporaine, je me dois aussi de rencontrer les personnes pouvant avoir gardé souvenance d’évènements personnellement vécus. Grâce à l’appel qui a été lancé l’hiver dernier dans le Bulletin municipal de Sucy, j’ai pu recueillir un certain nombre de témoignages qui m’ont permis de compléter ou de rectifier ce que j’avais déjà rédigé, notamment sur la période 1939 / 1945.
Pour mieux connaître et bien comprendre ce passé pourtant récent, l’historien est toujours à la recherche de Journaux personnels ou de Mémoires que des contemporains n’ont pas manqué de tenir ou de rédiger. A ma connaissance, aucun des maires successifs de Sucy n’y a apparemment songé. Vous êtes finalement la seule des sept personnalités qui ont administré cette commune depuis 1914 à pouvoir encore satisfaire mon objective curiosité. Pour les autres, je dois me contenter de la compulsion aride et hasardeuse de ce que le temps n’a pas encore emporté et qui subsiste au fond de diverses archives. Mais vous, vous êtes encore là. Vous qui avez été le principal animateur de la vie municipale et qui êtes devenu, — entre autres mais aussi à ce titre — un incontestable personnage historique.
Sauf erreur de ma part, cela a commencé ici, il y a trente-six ans, avec la disparition, aussi brutale qu’inattendue, du maire qui vous a précédé ?
– Jean-Marie POIRIER – Effectivement, Albert Pleuvry est décédé en janvier 1964, au cours d’une réunion intercommunale à Boissy-Saint-Léger. Il a eu une colère épouvantable et son cœur a lâché à la suite d’une altercation avec Olivier d’Ormesson. Voilà l’histoire. Je n’y ai pas assisté, mais j’en suis un peu responsable [1].
J’avais été élu député en novembre 1962. Albert Pleuvry n’avait certainement pas voté pour moi. Il était à la fois radical et anti-gaulliste J’étais donc pour lui un adversaire. Il soutenait le député sortant, Olivier d’Ormesson. Élu député en 1958, celui-ci était le maire de la commune voisine d’Ormesson. Il venait de voter la censure contre le Premier ministre Georges Pompidou. C’était pour marquer son opposition à une transformation constitutionnelle imposée par le général de Gaulle : l’élection du président de la République au suffrage universel.
J’avais juste trente-deux ans. J’ai mené une campagne extrêmement sportive. J’avais contre moi tous les maires de la région, particulièrement celui de Sucy. Albert Pleuvry était très attaché à Olivier d’Ormesson qui lui avait fait obtenir la Légion d’honneur. Ils étaient pourtant en désaccord sur un sujet très grave. Albert Pleuvry voulait absolument qu’il y ait un lycée dans sa commune. C’était à l’époque où la réforme de l’enseignement, engagée par le ministre Christian Fouchet, avait scindé les collèges et les lycées. Les collèges se substituaient aux cours complémentaires qui recevaient jusque là pendant trois ans les bons élèves des écoles primaires. Il y avait d’ailleurs à Sucy un collège d’enseignement secondaire. On lui avait donné le nom d’Édouard Herriot Ce qui donne la tonalité radicale-socialiste du maire de cette époque [2]
Pleuvry voulait absolument avoir son lycée à Sucy. À l’époque, j’étais moi-même député et rapporteur du budget de l’Éducation nationale à l’Assemblée. J’avais donc mes entrées auprès du ministre Christian Fouchet. Je venais voir de temps en temps Pleuvry qui m’avait fort mal accueilli durant ma campagne. Nos rapports ont pris par la suite un cours plus normal. Il m’avait dit :
— « Pour moi vous êtes le diable. Mais pour ma ville, je m’allierais même avec le diable. Je veux un lycée. Est-ce que vous pouvez m’aider ? »
J’avais déjà entamé des démarches au ministère pour obtenir un établissement d’enseignement secondaire à Sucy. Dans le même temps, Olivier d’Ormesson et un autre conseiller général du secteur, qui était aussi le maire de Marolles-en-Brie, avaient créé un syndicat intercommunal pour installer un lycée à Limeil-Brévannes. Albert Pleuvry ne voulait pas adhérer à cette solution. Bien que membre de ce syndicat, il voulait le quitter, car il avait le sentiment que je pouvais lui apporter ici ce lycée autonome. Il s’était battu très fort contre Olivier d’Ormesson. J’ai encore des photos nous montrant, Pleuvry et moi, arpentant Sucy en janvier 1964, c’est à dire peu de jours avant sa mort, à la recherche d’un terrain susceptible d’accueillir ce lycée. Nous visitions notamment les endroits occupés actuellement par le lotissement de la Clairière ou du Feu.
Finalement, nous n’avons pas eu de lycée, mais seulement un collège expérimental. Le ministère n’en voulait pas. Il y en avait déjà un qui commençait à fonctionner à quelques kilomètres de là, à Limeil-Brévannes. Les quatorze communes syndiquées ne représentaient pas, comme maintenant, une population de 200 000 habitants. À l’époque, il n’y en avait qu’à peu près 60.000. Albert Pleuvry s’était énormément énervé là-dessus. Il en est mort. Il est mort plus qu’en fonction ; Il est mort en pleine action.
– GC – En ce qui concerne Olivier d’Ormesson, député sortant, j’ai appris que celui-ci avait demandé conseil au maire de Sucy, après le premier tour des élections législatives de 1962, quant au maintien ou non de sa candidature contre vous en 1962. Albert Pleuvry lui aurait répondu :
— « Si c’est le communiste qui gagne, ce n’est pas grave. Cela ne durera que le temps d’une législature. Si c’est le gaulliste, vous ne reviendrez jamais ! »
– Jean-Marie POIRIER – C’était assez bien vu. Mes rapports avec Olivier d’Ormesson ont été assez exécrables après cette élection législative de 1962. A la fin de l’année 1978, le président de la République, Giscard d’Estaing, m’a demandé de passer le voir pour me dire : — « Voila ! Il faut que je vous parle d’une question assez délicate. Je sais que vous êtes en très mauvais termes avec Olivier d’Ormesson. Cela m’ennuie beaucoup. C’est un homme impossible, mais qui a des qualités. Et puis surtout, sa femme est apparentée à la mienne. Il faudrait que vous vous réconciliiez. Ce conflit est absurde. Il n’a aucun sens. Vous êtes tous les deux de mes amis. Cela devrait s’arranger. Olivier d’Ormesson veut être député européen. Il s’engage à vous soutenir aux élections législatives ».
Ce n’était pas moi qui avais cherché la bataille. C’était le front des notables et des maires à l’ancienne, établi autour du château d’Ormesson. Moi j’étais le jeune gaulliste trublion qui arrivait là dedans, qui cassait la baraque.
– GC – C’est justement une question que je voulais vous poser. Pourquoi êtes-vous venu dans cette région avec laquelle vous n’aviez apparemment aucune attache ?
– Jean-Marie POIRIER – Pour vous expliquer cela, il faut remonter dans le temps. Mes convictions étaient diverses. J’avais été élève à Alger, où mon père enseignait. J’étais resté très attaché à l’Algérie. J’étais un jeune homme très traditionaliste, disons très patriote. J’étais entré en politique en 1958 par le biais d’une adhésion à ce qui allait devenir le mouvement gaulliste. Les pères fondateurs de l’Union pour la Nouvelle République (UNR) s’appelaient Michel Debré Chaban-Delmas etc.. Je me suis tout de suite intégré à cette équipe en tant que ” normalien de service “. J’ai contribué à la rédaction des statuts de l’UNR, fabriqué les textes de la campagne électorale, rédigé des brochures, etc. etc.. Et on avait gagné ! Avec un bon score. J’avais vingt-huit ans ! C’est alors que Roger Frey m’a demandé de devenir son conseiller technique au ministère de l’Information.
Et puis sont arrivés les événements du 24 janvier 1960 en Algérie. la “semaine des barricades”. J’étais très critique à l’égard de la politique menée à cette époque. Je me sentais plus proche de Jacques Soustelle que de mon propre ministre. Inversement, je me trouvais embarrassé car j’avais une double conviction. La première, c’était qu’il ne fallait pas faire ce qu’on faisait aux Français d’Algérie. C’était indigne ! La deuxième, c’est que de toute manière l’indépendance algérienne était inéluctable. La partition de l’Algérie me paraissait être une solution envisageable.
J’étais donc gêné mais très partagé aussi. Je voulais par ailleurs en savoir un peu plus et connaître le monde arabe. Je m’en suis ouvert à mon ministre qui m’a conseillé de prendre du champ en attendant que tout cela se règle. Une offre m’était passée entre les mains au ministère. J’ai accepté un job d’expert dans une mission de coopération technique, pour le compte des Nations Unies et du ministère des Affaires étrangères, auprès du Gouvernement libanais. Il s’agissait en particulier d’aider le Liban à se défendre idéologiquement, contre la menace de la République Arabe Unie de Nasser, en créant un ministère de l’Orientation nationale et de l’Information.
Avec l’équipe d’une vingtaine d’experts français, j’ai été nommé auprès d’un général, ancien officier de gendarmerie, pour l’aider dans son oeuvre de modernisation et de transformation de ce pays, et organiser une nouvelle nation. Moi je m’occupais du domaine de la formation, de la radiodiffusion et de ce qui s’appelait l’orientation nationale. Cela englobait l’éducation physique, la propagande, etc.. Tous les pays arabes ont un ministère de l’Orientation nationale.
J’ai passé là-bas deux années fabuleuses. J’étais en détachement. J’y ai fait des choses fantastiques. J’avais là-bas comme ami et collègue le premier conseiller d’ambassade, Jean de Lipkowski, futur ministre. Nous sommes rentrés en France ensemble. A mon retour, les gens de l’UNR m’ont demandé si je souhaitais me présenter aux élections. À l’époque je m’interrogeais sur mon avenir. Je n’étais pas très fixé sur la manière dont j’allais être réintégré. Est-ce que je voulais continuer une carrière administrative ? J’envisageais de passer le concours de l’ENA. A la proposition de devenir candidat député, j’ai répondu :
— « Pourquoi pas ! C’est intéressant à faire. Si j’essaye et même si cela ne marche pas, ça vaut la peine ».
J’ai donc dit oui [3]. On m’a répondu qu’on allait me trouver une circonscription correspondant à mon profil universitaire. Il m’a d’abord été demandé d’aller dans le Lot pour battre Maurice Faure, agrégé d’université. Je n’ai pas été enthousiaste. J’avais quitté la France depuis deux ans. Je connaissais mal les dossiers. C’était loin de mes bases. Il a d’ailleurs été facilement réélu.
— « Ah ! Bon ! Dans ce cas, essayez d’aller à Arras. C’est Guy Mollet. Vous avez de la chance. Il n’est pas agrégé mais licencié. Vous aurez l’avantage.»
Me battre contre l’ancien président du Conseil, c’était ridicule et absurde. Et de toutes manières, ma conviction était toute simple :
— « C’est la droite antigaulliste qui va payer les pots cassés de tout cela [4]. En revanche, la gauche, elle, elle restera ; C’est à droite que je veux me battre si tant est que vous souhaitiez que je sois élu.»
Alors on m’a répondu :
— « Mais très bien ! »
Et on m’a proposé quelque chose qui était vraiment très bien. C’était Montargis. Mais cela a déclenché un conflit entre mon ministre Roger Frey et Pierre Messmer dont le directeur de cabinet, qui s’appelait Xavier [5], voulait aussi être député à Montargis. C’est de Gaulle qui a fait l’arbitrage. Je découvrirai plus tard que Deniau serait le parrain d’une jeune fille qui deviendrait ma femme trente ans après !
À ce moment, Jean de Lipkowski [6] me téléphone :
— « Voilà .Je suis bien embêté. On m’a donné une circonscription à Boissy-Saint-Léger— Villeneuve-Saint-Georges. L’élection sera très difficile, mais pas impossible. Ce n’est pas cela qui m’embête. C’est surtout qu’il faut que je me présente contre le fils de mon ancien ambassadeur au Vatican, Wladimir d’Ormesson. Cela me gène énormément d’aller me battre contre le fils d’un homme que je considère un peu comme mon père spirituel. Comme à l’heure actuelle il y a une circonscription qui se libère à Royan, j’ai envie d’y aller. Est-ce que tu veux prendre ma circonscription ? »
Mais Boissy-Saint-Léger, lui ai-je demandé, où est-ce que c’est ? [ rire ]
— « Vas voir, me dit-il, ce n’est pas loin ; Ce n’est pas mal du tout.».
Pour moi, saint Léger évoquait plutôt l’idée d’une course de chevaux en Angleterre. Or nous nous trouvions à quelques jours seulement de la clôture des candidatures. Je suis d’abord allé voir le secrétaire général de l’UNR, Jacques Baumel. Celui-ci m’a dit :
— « Je convoque les responsable du mouvement gaulliste là-bas. Si cela va bien entre vous, je suis d’accord ».
Il faut savoir qu’en 1958 Olivier d’Ormesson avait été élu en tant que candidat gaulliste. Ayant lâché de Gaulle en votant la censure, il ne pouvait pas obtenir dans le même temps une investiture. C’était un homme de tradition, Olivier. Comme son père, c’était un notable d’autrefois !
Je viens donc sur place. J’y trouve Louis Delemme qui était le père de deux coureurs en automobile dont l’un n’était autre que Didier Pironi. Un stade de Limeil-Brévannes porte son nom. Je ne connaissais personne, mais j’ai été adopté immédiatement. J’ai commencé comme ça, en établissant ma permanence.
– GC – Cette circonscription de l’ancienne Seine-et-Oise n’était-elle pas nouvelle ? Ne venait-on pas de procéder à un nouveau découpage électoral ?
– Jean-Marie POIRIER – Oui et non. C’était une circonscription datant de 1958. Les modes de scrutin ont évolué sous la IVe République., L’un des credos des Constituants, en 1958, était que les députés devaient être élus au scrutin d’arrondissement. C’est à ce moment qu’on a tracé les limites d’une circonscription qui allait de Villiers-sur-Marne au nord jusqu’à Ablon au sud. En 1962, elle additionnait déjà près de 200 000 habitants qui relevaient de la sous-préfecture de Corbeil en Seine-et-Oise. C’était, je crois, la 16e circonscription.
J’ai donc débarqué là-dedans. J’ai installé mon logement et mon PC de campagne à Boissy-Saint-Léger. A la suite d’une campagne extrêmement sportive, qui m’a valu six mois de discussion devant le Conseil constitutionnel, j’ai fini par gagner. Au premier tour, j’avais battu Olivierd’Ormesson de 360 voix. Le problème pour lui était de savoir s’il se maintiendrait au second tour. Cela revenait à faire passer le communiste Benoist. À Villecresnes, au Plessis-Trévise, à Limeil-Brévannes, des maires gaullistes n’osaient pas lui dire de se retirer. C’était “Monsieur le Comte” ! “
D’Ormesson était bien décidé à ne pas se désister. J’ai été obligé de faire intervenir beaucoup, beaucoup de gens, depuis le secrétaire général de l’Élysée, jusqu’au directeur du Figaro Pierre Brisson, jusqu’à son père Wladimir d’Ormesson et jusqu’à mon parrain, Jean Guitton [7]. Beaucoup de gens sont intervenus auprès de lui. Finalement, il a accepté de se retirer à condition de ne pas faire voter pour moi, de ne pas se désister pour moi, et à condition aussi que pendant cinq ans jamais le Figaro ne mentionnerait mon nom. Au placard ! J’ai pourtant accepté. Il était vital pour la Ve République qu’il y eût un nombre suffisant de parlementaires gaullistes. C’est comme ça que je suis devenu député de cette circonscription, alors que je ne connaissais pas du tout l’est parisien.
Je connaissais un tout petit peu la banlieue, parce que mes parents avaient une maison à Bourg-la-Reine. Mais j’ai surtout vécu mon enfance en Algérie et mon adolescence en Amérique du sud, mes années d’étudiant à Henri IV puis à la Khâgne [8] de Montpellier et enfin à Paris la rue d’Ulm [9]. Tout de suite après, j’étais parti aux USA faire un certain nombre d’études, en lettres et un peu de droit.
GC – Vous êtes aussi agrégé ?
– Jean-Marie POIRIER – Bizarrement, j’ai passé l’agrégation dans le Lot. A l’époque j’étais un petit peu insoumis, un petit peu loin de tout. J’étais destiné à être agrégé de philo. Ce n’était pourtant pas ma vraie vocation. C’est pour embêter mon père que je suis entré rue d’Ulm. Mon père, qui était certainement le plus brillant sujet — et de très loin — d’une famille de normaliens et de normaliennes, n’est jamais passé par Normale Sup. Il n’aimait pas ça. Il n’aimait pas le style de l’école, la phraséologie, la culture normalienne qui est très spéciale, très particulière. C’était en plus un sujet hyper doué. Il était agrégé à l’âge où moi je suis entré rue d’Ulm. Il avait quatre ans d’avance sur moi. Pour lui, c’était du temps perdu. C’était surtout le triomphe de la rhétorique, du blabla sur les vrais problèmes. Cela avait ouvert une sorte de querelle de famille.
J’étais à ce moment en très mauvais termes avec mon père. Ma vocation c’était plutôt les sciences politiques, l’économie, etc. A un moment, je me suis ennuyé à Sciences Po. Je considérais qu’ayant passé toute ma jeunesse et mon adolescence dans des pays lointains, je n’avais pas acquis une vraie culture et que ça me manquait. Je n’avais pas de base latine, grecque, etc. Je me souviens que je le voulais. C’était pour moi une espèce de besoin. Je me suis dit que j’allais faire Normale Sup. Mon père m’a dit :
—« Tu es à Sciences Po [10]. Tu y restes »
M’étant entêté, je suis allé à Henri IV, puis parti m’enfermer à Montpellier pour préparer le concours. Je n’y avais pas beaucoup d’attaches. Je suis entré à Normale Sup. Facilement !
– GC – Facilement ?
– Jean-Marie POIRIER – Attention ! J’ai beaucoup bossé. Je n’ai jamais été un mauvais élève. J’ai été un élève insoumis. J’ai fait partie de la race abominable des bons mauvais élèves. J’ai d’ailleurs été accueilli à Montpellier comme un prince par mes professeurs. Mon père avait été prof à Montpellier. C’est là qu’il avait commencé sa vie universitaire. Il y avait encore des gens qu’il connaissait. J’ai été accueilli là d’une façon merveilleuse. Il y avait très peu d’élèves en khâgne. Ils m’ont pris en affection. Et on m’a dopé, on m’a boosté pour le concours. Ça s’est bien passé. Voilà !
Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cette histoire-là. Oui, à cause de d’Ormesson et du reste. À l’époque, je passais pour un brillant sujet. Ça m’a beaucoup facilité les choses, y compris au Parlement, tout de suite et très vite. Pendant cinq ans, j’ai été rapporteur du budget de l’Éducation nationale. Avec la mise en place du plan Fouchet, son budget était en voie de triplement. C’était une sorte de révolution. De Gaulle, ou du moins son gouvernement, appliquait les conclusions des rapports Langevin-Wallon qui allaient très loin vers la gauche. C’est cela que Christian Fouchet avait habillé à sa manière pour faire sa réforme. J’étais rapporteur de tout cela. Eh bien, en arrivant dans la circonscription, j’ai apporté à Sucy en cadeau – cadeau empoisonné pour le pauvre Pleuvry qui voulait un lycée- je lui ai offert un collège expérimental : le futur collège du Parc !
– GC – Un député, qui n’est pas maire ou conseiller général dans sa circonscription, se trouve toujours un peu “en l’air“. Vous aviez certainement songé à vous donner une assise territoriale. Pensiez vous déjà à Sucy ?
– Jean-Marie POIRIER – J’y avais bien pensé. Mais je n’avais pas encore décidé, ni où je devais m’installer, ni où je pourrais m’implanter J’avais réalisé un très bon score. Le même score que d’Ormesson, à une voix près. Nous avions fait l’un et l’autre, je m’en rappelle, 1717 voix. Sur le plan local, mes amis politiques, parmi lesquels la célèbre Angèle Gérardin, m’avaient conseillé de m’installer à Sucy. J’ai pris un petit appartement au n°6 de l’avenue de Bonneuil, dans un groupe de petits immeubles mochards qui venaient de se construire.
Tout s’est passé ensuite très vite. J’avais été élu député en novembre 1962. Quatorze mois après, Pleuvry a connu la fin brutale que vous savez.
– GC – S’il y avait eu un accident semblable ailleurs, en auriez-vous profité ? Ou bien vous étiez vous focalisé sur Sucy ? De toutes manières, des élections municipales devaient avoir lieu un an et demi seulement après la mort d’Albert Pleuvry.
– Jean-Marie POIRIER – J’ai effectivement été très vite attiré par la position de cette commune. Mes partisans m’y encourageaient. Il y avait à Sucy une génération nouvelle de gens qui venaient d’arriver. Beaucoup habitaient la Cité verte et j’avais avec eux quelques atomes crochus. Ils étaient un peu comme moi. C’était une population de fonctionnaires, de pilotes, de journalistes qui habitaient dans des sortes de logements de fonction.
Albert Pleuvry décède à la mi janvier 1964. Avant d’élire le nouveau maire, il faut procéder à des élections partielles pour le remplacer ainsi que les trois conseillers disparus depuis les précédentes municipales de 1959. Je décide donc de me présenter.
– GC – Il me semble qu’en dehors des slogans propres aux oppositions politiques de ce temps, auxquels se référaient surtout les candidats socialistes et communistes, la plupart des programmes présentés par les trois listes concurrentes [11] recoupaient les vôtres. Il s’agissait essentiellement de l’accélération des travaux de déviation de la rue de Boissy, de l’aménagement d’une maison de retraite et d’un foyer des vieux, de la création d’une maison des jeunes, de l’implantation d’un stade municipal, de la construction d’un gymnase, de l’ouverture d’une bibliothèque, de l’amélioration des transports, de la mise à disposition de crèches.
-Jean-Marie POIRIER – . Sur tout ce qui n’existait pas ! Nous étions tous l’accord là-dessus.
– GC – Avec qui vous êtes vous présenté ?
– Jean-Marie POIRIER – J’avais pris avec moi deux médecins, les docteurs Lancret et Guillet. Le quatrième de la liste était Pierre Gérard qui appartenait à une vieille famille de Sucy, très connue, très ancienne, très “paroisse“, apparentée aux créateurs des fermetures Perrier dont l’usine se trouvait à Bonneuil.
Le docteur Pierre Lancret était lui aussi un enfant de Sucy. Ses parents tenaient un débit de boissons au coin de la rue du Temple. C’était un garçon merveilleux qui était marrant, plein de talents divers. Il était notamment pianiste. Pour poursuivre ses études, Il avait gagné sa vie en jouant dans les bars. C’est Mlle Gérardin qui me l’avait présenté en me disant :
— « Vous verrez. C’est un garçon formidable. »
C’était vrai. Il ne connaissait pas la politique et il n’aimait pas ça. Mais nous avons sympathisé. Ça a marché !
Quant à Bernard Guillet, je le connaissais moins bien. Il a quitté Sucy quelques années après. Mais avec Pierre Gérard et Pierre Lancret, nous formions une bonne petite équipe. Nous avons fait une bonne campagne. Je crois que nous avons été élus au premier tour le 9 février 1964 avec, si je ne me trompe, 1789 voix. Ce nombre m’avait frappé [12]. Pour un parachuté, ce n’était pas mal.
– GC – De cette petite équipe, Pierre Lancret n’est-il pas celui qui est resté le plus longtemps avec vous ?
– Jean-Marie POIRIER – Oui. Il y a eu évidemment des entrées et des sorties. Des personnages intéressants sont entrés plus tard. C’est le cas d’Alain Serieyx, alors président de l’Association des familles à Sucy. C’est un énarque qui avait trois ans de moins que moi. Il est, depuis 1989, président de la Chambre régionale des comptes de la région Provence-Côte d’azur où il est devenu une espèce de Saint-Just. Il s’est mis à dos absolument tout le monde. C’est lui qui a envoyé Jacques Médecin en prison. Mais bizarrement, cet incorruptible vient de jongler avec la législation et la réglementation [13].
Je l’ai eu comme adjoint pendant douze ans de 1965 à 1977. Il y a eu aussi l’instituteur Jean-Claude Gasc et Pierre Lancret. Mais ce dernier s’est surtout occupé de voirie, d’embellissement, d’espaces verts. C’est là ce qui l’intéressait.
Alain Serieyx a été un adjoint intelligent, dynamique, fonceur. Tout le monde avait annoncé qu’il ne s’entendrait pas avec moi, que ce serait un conflit affreux entre deux Énarques. C’était un brillant sujet. Sorti quatrième de l’ENA. Il n’avait pas pris l’Inspection des finances mais la Cour des comptes pour pouvoir suivre la vie associative. C’est dans cette perspective — car il croyait au pouvoir associatif — qu’il avait créé l’Association des familles de Sucy et qu’il exerçait une pression considérable sur la mairie. C’était un garçon étonnant, profil romain, style aigu, menton pointu, vif, rapide, intelligent, fonceur, ambitieux, en même temps profondément croyant. Pagailleux aussi. Un mélange incroyable. À priori, il ne m’aimait pas du tout. Il n’aimait pas la politique. Il n’aimait pas le général de Gaulle. D’autant plus que — ça, je l’ai appris par la suite — son père avait été épuré à la Libération. Il détestait tout ce qui était gaulliste, de près ou de loin. Et puis finalement, nous nous sommes entendus. Cela a été aussi un contact personnel qui a joué. Il s’est rallié à moi. Je lui ai demandé — car c’était le plus intelligent — que nous composions ensemble la liste pour les élections municipales qui ont suivi. Sur cette liste ont été laissés en rade tous les anciens éléments de la liste d’avant, sauf, semble-t-il quelques radicaux, comme Fournier, qui étaient de l’ancienne garde de Pleuvry, mais qui m’avaient soutenu immédiatement, dès que j’étais arrivé candidat.
– GC – Après votre élection de 1965 vous aviez déjà conservé Georges Henry, premier adjoint depuis 1947, c’est à dire depuis l’arrivée de la municipalité Pleuvry.
– Jean-Marie POIRIER – Henry voulait être maire. Il représentait un peu le MRP. Lui aussi, s’était rallié à moi, comme les radicaux et les républicains populaires. Les gaullistes m’ont poussé. Effectivement, j’avais gardé Henry. J’avais donc dû mettre Lancret comme deuxième adjoint et Serieyx troisième. Un ancien et deux nouveaux.
Aux élections municipales suivantes, en 1971, c’est une nouvelle équipe qui a été lancée. Henry s’en est allé. Lancret a pris sa place et Serieyx est passé second adjoint. Jean-Claude Gasc est devenu troisième adjoint. Mais il y a eu des bisbilles entre Serieyx et Lancret. Les deux tempéraments étaient tellement différents. D’une part, le technocrate agressif, entêté, agité, et de l’autre le Sucycien un petit peu terrien, bon vivant, agréable, sympathique et simple. Cela a fait un très, très mauvais ménage.
– GC – Cela peut présenter certains avantages…
– Jean-Marie POIRIER – Vous savez, j’ai toujours su concilier des gens très différents autour de moi. A l’époque Il y avait un garçon formidable qui aurait pu faire un excellent maire aussi. Il s’appelait René Mélonio. Trente-neuf ans, ingénieur, très intelligent, honnête, droit, c’était un type vraiment formidable Il avait été adjoint de Pleuvry. Lui aussi avait des sympathies pour les gaullistes. C’était un homme ne cherchant pas à accumuler les jobs, les honneurs. Il ne disait pas : Je peux toujours prendre les choses. Après on verra ! Il se contentait de me répondre :
— « Maintenant, je n’ai pas le temps de faire ce métier. Vous, vous êtes un politique. Je ne suis pas un politique. Si on s’entend, je marcherai avec vous ».
Il est resté avec moi pendant deux mandats au moins. On a très, très bien travaillé avec lui.
– GC – C’est justement l’une des questions que je souhaitais vous poser. En entrant un peu par effraction dans ce conseil, vous deviez vous attendre à affronter un Rassemblement républicain d’action municipale. C’était l’appellation sous laquelle s’était fait élire en 1959, avec 71 % des suffrages, la municipalité Pleuvry qui comprenait seulement 4 gaullistes, face à 6 radicaux-socialiste, 6 démocrates-chrétiens et même 2 socialistes, plus quelques indépendants.
– Jean-Marie POIRIER – C’est bien ça [ rire ]. C’était très oecuménique. Il ne devait y avoir en face d’eux, j’imagine, que les communistes.
– GC – Après l’élection surprise du maire socialiste Louis Hutin, succédant en juin 1946 au communiste François Nespoulous brusquement disparu, ces deux partis n’étaient plus en bonne intelligence. Le radical Pleuvry en avait d’ailleurs profité pour présenter sa liste aux municipales d’octobre 1947.
Jean-Marie POIRIER – Ah oui ! Et il n’avait gardé que deux socialistes. Je m’en rappelle très bien. Il y avait Marcel Mousseaux, employé à la Caisse d’Épargne [14]. Et un autre qui s’appelait Roger Granger. C’était un type formidable, gentil, adorable. Un petit monsieur. Il partait tous les matins en vélo de Sucy à cinq heures du matin pour aller travailler je ne sais où, à la Garenne-Colombes ou encore plus loin [15]. Il faisait tout Paris en vélo. Il revenait le soir. Il faisait trois ou quatre heures de vélo par jour. C’était des types très gentils. Ils n’ont pas voté pour moi. Ils se sont abstenus. Si je ne me trompe, tous les autres ont voté pour moi.
– GC- Vous avez fait apparemment bon ménage avec ce Conseil. Avec votre élection s’ouvre une période qui pourrait s’intituler “Les 400 premiers jours de Jean-Marie Poirier”. Avant, on ronronnait quelque peu. Le fait d’avoir un député maire paraît avoir tout changé.
– Jean-Marie POIRIER – J’ai travaillé comme un dingue. Mon bureau, dans la nouvelle mairie de Montaleau, donnait sur la rue Pierre Sémard. En ce temps là, les gens rentraient plus tard que maintenant du travail, à sept heures et demie /huit heures du soir. En remontant de la gare, ils apercevaient de la lumière à ma fenêtre. Ceux qui terminaient encore plus tard, vers neuf ou dix heures du soir, voyaient encore le bureau allumé. Alors ma réputation s’est étendue. On n’avait pas eu l’habitude de cela.
Et puis, je me trouvais à ce moment très puissant à l’Assemblée nationale. J’étais l’un des rares, avec Jean Charbonnel, lui aussi normalien de ma génération, à être diplômé d’études supérieures. Charbonnel, maire de Brive, était un gaulliste de gauche. À l’époque je faisais un peu ce que je voulais. J’obtenais beaucoup, beaucoup de choses !
– GC – Il y avait le recours aux subventions.
– Jean-Marie POIRIER – Effectivement. J’en ai fait très largement usage en sollicitant l’Éducation nationale, l’Intérieur, la Jeunesse et les sports.
En ces matières, Pleuvry en était arrivé à une espèce de blocage. Même avec l’aide d’Olivier d’Ormesson, il ne parvenait pas à progresser. Il avait fait des projets, mais ceux-ci n’avançaient plus. Sous la pression de Serieyx et de l’Association des familles de la Cité verte, il avait voulu monter une maison de retraite en formant un syndicat intercommunal avec Boissy-Saint-Léger. Elle devait se réaliser dans le parc Montaleau, là où est la Maison des jeunes. C’était un projet de 1957. Mais il n’arrivait pas à le sortir.
– GC – N’avait-il pas prévu justement de transformer le château de Berc en maison de retraite ?
– Jean-Marie POIRIER – C’est encore une autre histoire. Il était furieux contre l’administration. Toujours sur la pression de l’Amicale des familles, il avait commencé à construire un gymnase à côté du château. Quelqu’un, un journaliste peut-être, s’en est rendu compte. Des articles ont paru. Les Monuments historiques, qui ne s’étaient jamais occupé du château de Sucy, ont réagi. Cela lui est tombé dessus tout d’un coup : Interdiction, mise en demeure, obligation d’arrêter les travaux et de démolir ! Il a été obligé renoncer à ce projet Cela a été terrible. Il me l’a raconté, des larmes dans la voix.
– GC – Cet incident a effectivement fait l’objet d’une délibération du conseil municipal, le 25 novembre 1960, déplorant cette interdiction tardive et demandant l’achèvement du gymnase. Le conseil a réagi en déclarant se faire « l’interprète de la population qui ne comprendrait pas son abandon au profit de vieilles pierres ».
– Jean-Marie POIRIER – Ce château, Pleuvry voulait le détruire. Il y avait déjà eu le projet d’y installer une maison de retraite. Le syndicat intercommunal spécialement mis sur pied pour cela avait adopté en juin 1959 — sauf Olivier d’Ormesson je dois le dire, mais comme celui-ci était l’inspirateur du projet, il se trouvait solidaire — une résolution demandant qu’on démolisse le château de Sucy pour construire à sa place la future maison de retraite.
Pleuvry y tenait. Il était président de ce syndicat et il avait quatorze maires avec lui. Cela n’avançait pas. Il n’avait pas décroché les financements. C’était compliqué parce qu’il fallait des prêts, trouver des financements, obtenir des subventions, avoir l’accord de la caisse d’allocations, celui des ministères aussi. C’était incroyablement compliqué. Il ne s’en sortait pas. Il était très triste. Il y avait aussi le projet de maison des jeunes qu’il n’avait pas non plus réussi à financer. Il y avait également le projet de déviation de la rue de Boissy qui ne débouchait pas. Ça ne démarrait pas. C’était une espèce de mauvais sort.
Sucy est une ville qui, en ces matières, a un sort. Un certain moment, les choses sont difficiles. Je suis arrivé à un moment où la grâce politique fait que j’ai pu faire redémarrer beaucoup, beaucoup de choses … dont certaines que j’ai regrettées. Cela a été effectivement pour moi une période très exaltante et de travail très intense.
– GC – N’aviez vous pas vous-même, sur un court délai de quatre cents jours précédant les élections municipales suivantes, le besoin de démontrer aux Sucyciens que leur choix avait été le bon ?
– Jean-Marie POIRIER – Vous avez parfaitement raison. D’ailleurs cela me facilitait beaucoup de choses. D’autant plus que je suis arrivé ici dans une conjoncture bizarre.
Là encore, on retrouve Pleuvry avec le problème jeunesse /vieillesse. La jeunesse, ce n’était pas son truc. Le maire de Sucy — pas la municipalité — avait écrit au maire de Saint-Maur pour lui confirmer qu’il ne s’opposait pas à l’acquisition par cette commune voisine des terrains du stade Paul Meyer, situés pourtant en totalité sur le territoire de Sucy. En fait, cette transaction ne s’est réalisée qu’après mon arrivée. Mais l’accord avait déjà été donné, signé par Pleuvry et adressé officiellement au maire de Saint-Maur. A l’époque, il s’appelait Noël. C’était un garçon joufflu, sympathique, vétérinaire, gaulliste de gauche, bon militant et avec lequel j’entretenais des rapports très amicaux. Dès que j’ai été élu, il est venu me voir et il m’a dit :
— « Jean-Marie, j’ai l’accord de Pleuvry pour acheter ça. Saint-Gobain est vendeur. Il y a 14 hectares. Saint-Maur n’a pas un centimètre carré de stade. On n’a pas grand-chose en espaces verts. Il faut qu’on vienne ici ».
Je me trouvais très gêné. J’étais extrêmement embarrassé par cette histoire. Comme je l’étais par le clos de Pacy qui était un peu du même tabac. Il faudra aussi que nous parlions de cette dernière affaire, car elle est intéressante.
Ce stade du bas, je n’étais donc plus en mesure de m’y opposer. Un accord écrit est un accord écrit. Je me suis donc dit : « Il faut que je fasse autre chose, que je trouve autre chose. » Sucy ne possédait pas d’équipement sportif. Pas un ! C’était incroyable ! Le seul endroit où l’on pouvait faire un peu de gymnastique, c’était le préau de l’école du centre. J’ai eu une conviction très vite que tout le monde a partagée, y compris Serieyx. C’était la conviction qu’il fallait réinstaller Sucy sur le haut de la ville, recentrer la ville. En effet, à l’époque sur le Plateau et aux Bruyères, ce n’était pas la joie ….
Le Plateau, c’était très moche. C’était un lotissement un peu sauvage, très gauchiste, très communiste On l’appelait le “Plateau rouge“. Les Bruyères c’était encore autre chose. C’était — si je ne me trompe — des biens nationaux revendus, vers les années vingt, par les descendants des acquéreurs à une population du coté du faubourg Saint-Antoine, de la gare de Lyon, cheminots, ouvriers du meuble, etc.
Aux Bruyères, on n’y accédait même pas. Il y avait des chemins de terre. Je ne pouvais pas y envoyer des autobus. Les gens y vivaient vraiment comme sur une île. Il n’y avait pas de commerce, rien du tout, sinon une de ces camionnettes ouvrantes aménagée avec un épicier à l’intérieur. Et la poste qui venait comme ci, comme ça ! C’était extraordinaire. La route de Lésigny, c’était tout à fait étonnant.
Très vite —en voyant la ville, en regardant comme elle était — j’ai eu l’intuition qu’il fallait l’insérer dans la verdure, profiter de la verdure, construire dans la verdure. Donc, j’avais eu l’idée de remonter Sucy vers les hauts et d’y trouver des pôles d’attraction et de vie. À ce moment, on n’avait pas du tout le tabou de l’espace vert comme on l’a actuellement. Maintenant, si vous voulez déplanter un arbre — sauf après une tempête — vous avez une intervention dans l’heure qui suit. À l’époque, on avait abondance de biens. Ce n’était pas un problème.
C’est comme ça que j’ai eu l’idée de recréer un premier pôle de vie, de mettre le fameux collège d’enseignement secondaire là haut et non pas en bas comme je l’avais envisagé avec Pleuvry avant.
La commune y possédait — je ne sais par quel biais — un terrain boisé de deux hectares et demi. En voyant cela, je me suis dit : « On va faire quelque chose.. On va faire un grand parc pour toute la ville, qui sera beau, qui sera paysager qui aura des arbres et dans lequel on fera du sport.. La ville se retrouvera. Et puis autour des quartiers nouveaux qui se développeront, le Plateau se développera et peu à peu les maisons se transformeront. » C’était un peu la vision que j’avais de Sucy.
Sucy était encore comme une petite ville très bloquée vers le bas. Ici on était en pays de mission.. Les seuls équipements collectifs, réalisés par Pleuvry, étaient la mairie installée en janvier 1962 dans le château de Montaleau — dont il était très fier — et la nouvelle poste construite sur le même domaine. Tout cela était très petit, très massé vers le bas. Et tout d’un coup, en 1955, la Cité verte était apparue. Elle était déjà là quand je suis arrivé. A l’époque, les maires pesaient un fétu de paille dans ces histoires. Moi, je n’ai rien pu faire par rapport à la Fosse rouge. Après, il y aura le projet du Fort, mais cela c’est autre chose.
– GC – En arrivant à Sucy, vous aviez des grands projets sur le plan universitaire. Dans un article de Paris-jour publiéen décembre 1964, l’idée avait été émise d’un “Cambridge français”.Il semble même qu’ait été évoquée l’idée d’une université populaire.
– Jean-Marie POIRIER – Il n’y a pas eu vraiment de dossier. Effectivement, j’ai fait une deuxième bataille pour l’université, mais ce n’était pas pour Sucy mais pour Boissy dont j’étais le conseiller général. Je voulais mettre Paris /Val-de-Marne à la place de la Haie Griselle. Là, j’ai échoué ! Cela faisait partie de mon côté gaulliste de gauche, comme on disait à l’époque.
Moi, je souhaitais donner du lustre et de la dimension à Sucy. Je l’ai eu depuis le début. Non pas de transformer Sucy en métropole comme on m’en a fait le procès. J’ai toujours voulu faire des choses, y compris dans le centre, sur lesquelles j’ai été contré très récemment. C’est peut-être bien d’ailleurs. Ce que l’on construit maintenant est acceptable. C’est d’une dimension qui ne changera pas la ville.
– GC – On regrette quand même la démolition de la façade de la boulangerie, qui se situait face à l’ancienne rue du Four (actuelle Guy Mocquet), et particulièrement celle de son grenier et de la pittoresque poulie qui servait à hisser les sacs de farine.
– Jean-Marie POIRIER – C’est vrai et c’est bien dommage. C’est une histoire qui m’a échappé. J’ai eu la même réaction que vous, aussi bien pour la maison que pour la vieille boulange et son fournil. Il y a un coup fourré. On en parlera en son temps.
Revenons à cette histoire d’université populaire. J’ai toujours voulu faire quelque chose d’un peu universitaire. J’ai dû agiter cette idée. Mais je n’ai pas eu le loisir de la creuser beaucoup. Pourquoi ? C’était durant la période où j’étais rapporteur à l’Assemblée du budget de l’Éducation nationale. Après, il y a eu 1968 et l’explosion des universités. C’est alors qu’on a “fabriqué” Créteil et tout le tralala.
En ce qui concerne l’université de Sucy, j’avais songé à des terrains du côté du Feu, dans la partie basse de la ville. C’est un petit peu idéologique. C’est un petit peu de philosophie des choses. Une université populaire fonctionne en dehors des heures normales d’activité professionnelle. Elle est ouverte à tous, particulièrement aux gens qui travaillent. Cela correspond à une tradition et il existe toute une filière. Ce n’est pas sorti ex nihilo de ma tête. C’était une affiliation à des réseaux. C’était un petit peu chrétien social. Mon assistant parlementaire m’en avait parlé. C’est à travers lui que j’avais noué des contacts. Cela m’avait beaucoup séduit. L’Université française était tellement sclérosée à l’époque. Je n’ai pas dû être suivi par les uns ou par les autres. Et puis il y avait tellement d’autres choses à faire…
– GC – En 1964 vous vouliez déjà construire un établissement scolaire à l’endroit où se trouve maintenant le lycée Christophe Colomb ? Cela n’a pas pu se faire à l’époque et ne s’est réalisé que vingt ans plus tard.
– Jean-Marie POIRIER – C’est seulement en 1988 que j’ai fini par obtenir de la Région que se construise un lycée à Sucy. Il a été inauguré en 1992. J’ai réussi à obtenir le terrain du baron Hottinguer [16], par une négociation et au prix des Domaines. Ensuite, comme il fallait couper des arbres, j’ai été forcé de me battre contre des montagnes…..
C’est finalement une belle chose, un bel établissement qui a bonne réputation et qui donne surtout une formation utile. J’ai aussi réussi à faire venir deux autres établissements scolaires, deux lycées intéressants, dont le lycée professionnel de Montaleau qui est d’ailleurs inachevé. Mais c’est encore une odyssée, une autre histoire. Il y a plein d’histoires !
A mon arrivée, en 1964, j’avais finalement renoncé à installer le nouveau collège sur des terrains situés à la limite de Sucy et de Boissy. Je m’étais heurté un peu avec Hottinguer, propriétaire des terrains. En outre, il en existait à nous ; sur le Plateau, et qui étaient vides. En outre, cela correspondait bien à mon idée de déplacement des activités vers les parties hautes de la commune.
– GC – En juin 1964, c’est à dire quelques mois après votre élection à la mairie, vous avez également organisé un voyage culturel au Liban pour 35 adolescents sucyciens.
– Jean-Marie POIRIER – A ce moment, j’étais vraiment, honnêtement et sans forfanterie, une des éminences grises de la vie politique libanaise. J’étais l’un des deux ou trois conseillers écoutés du Président. J’avais gardé beaucoup de liens amicaux là bas. Arrivant ici, je m’étais dit qu’il pouvait être intéressant d’en faire profiter les enfants de Sucy. Et puis il fallait faire ça plutôt avec “l’instit et la paroisse”. Essayer de tenir la balance égale. A l’époque, j’avais deux acolytes. L’un était le directeur de l’école des Bruyères, dénommé Galois responsable du parti radical à Sucy, laïc traditionnellement laïc et meneur d’hommes. Et puis en face, il y avait le chanoine Dumas.
Alors je les ai réunis tous les deux et leur ai dit :
— « Si on fait quelque chose, je peux le faire payer au Liban. Mais le Liban étant un pays partiellement chrétien, il faudrait que cela concerne aussi bien les enfants des écoles que ceux de la paroisse. De tels échanges peuvent être sympathiques et ouvriraient des horizons nouveaux. »
Cela a étonné tout le monde. On m’a regardé avec des yeux ronds. J’ai préparé ce voyage avec mon ancien directeur général qui était professeur à l’université catholique de Beyrouth, grand juriste et politologue.
Les enfants y sont donc allés. Ils ont été reçus à peu près comme des rois : cèdres du Liban, château de Beaufort, Baalbek, etc.. Et puis après, des Libanais sont venus ici. Il y a eu des liens, des courants d’amitié qui se sont noués pendant plusieurs années. Des garçons de là bas sont demeurés des années ici. C’était sympathique. Cela a donné une tonalité. Oui ! On réveillait Sucy, on l’ouvrait
– GC – Au même moment, en juin 1964, vous avez fait adopter par le conseil municipal la nomination d’un architecte urbain.
– Jean-Marie POIRIER – Exactement. À cette époque, c’était aussi le début de l’urbanisme. C’était une notion assez nouvelle. Après la guerre, le ministère compétent s’était appelé ministère de la Reconstruction, puis de la Construction par la suite. Pas encore de l’Équipement. C’est seulement Pisani qui lui donnera plus tard cette dénomination. À l’époque, je m’intéressais beaucoup à l’aménagement du territoire et de la région. On redessinait la carte administrative. On était en train de mettre en place le nouveau département du Val-de-Marne [17]. L’une des grandes idées de Michel Debré avait été de remodeler Paris et la Seine-et-Oise. C’est dans cet objectif et pour disposer d’une véritable organisation territoriale planifiée qu’il avait créé en 1961 le “District de la région parisienne” [18].
L’objectif était de maîtriser le développement, de préparer des plans d’urbanisme, de manière à ne pas laisser proliférer, les petites maisons, les immeubles, les grands ensembles, partout ou n’importe où. Parce que c’était ça, la région parisienne à l’époque. C’était horrible. De Gaulle avait nommé à la tête du district celui qui avait été son directeur général en Algérie, Paul Delouvrier. Ce sont des choses qui m’intéressaient, qui me passionnaient.
À l’époque, je connaissais vaguement le ministre de la Reconstruction qui s’appelait Maziolle. Je m’étais dit qu’il serait intéressant de penser le développement de Sucy. Le seul papier qui existait sur ce sujet — l’ancien secrétaire général Jean Fischer vous le dirait aussi bien que moi — c’était un bout de nappe sur lequel on avait dessiné la rue Pierre Sémard, la rue de Villeneuve et la rue de Champigny, la gare puis la mairie ici. Les seules indications y figurant étaient : « Faire des immeubles le long de la rue de Villeneuve, le long de la rue de Champigny et le long de la rue Pierre Sémard ». C’était ça le plan d’urbanisme de Sucy. Un bout de papier. Ça n’avait ni queue ni tête.
J’ai donc pensé qu’il me fallait un architecte urbanistique. C’est ce que j’ai demandé au ministère de me procurer. On m’a balancé le cabinet d’architecte Damery-Vetter-Weil. C’est le ministre Maziolle ou son directeur de cabinet, un inspecteur général de la construction s’appelant — si je ne me trompe — Maurel, qui m’a dit :
— « Vous verrez, Vetter, c’est un garçon jeune, intelligent, créatif, etc.. »
C’est alors qu’on entre dans un débat difficile. C’est l’époque des promoteurs, des grands coups immobiliers. C’était l’affaire Balkany à Boissy-Saint-Léger, l’affaire Bouygues et d’autres. Quand je suis arrivé ici en 1962, j’ai mis les pieds dans un truc totalement miné. Je ne comprenais pas bien pourquoi Olivier d’Ormesson avait lancé contre moi des rumeurs ou des suspicions, des insinuations. C’est que mon arrivée faisait suite à une époque de très intense développement immobilier, d’énormes spéculations foncières, notamment dans l’ouest parisien. Au cœur de cette spéculation foncière, s’affairaient des groupes de gens très différents les uns des autres. Il y avait notamment un garçon très connu qui s’appelait Robert de Balkany. Il avait fait Élysée II et plein de truc dans l’ouest parisien, qui ont été des histoires à scandale. C’était classique. On achetait des terrains non constructibles ou dont la constructibilité n’était pas définie. À ce moment, le concept était approximatif. Le seul plan d’urbanisme qui existait alors était le PADOG. Ce qui signifie “Plan d’aménagement et de développement d’organisation générale de la région parisienne“.
Ce plan imposait un certain nombre de contraintes. Mais pendant la période qui avait précédé la mise en vigueur du PADOG en 1963/1964, les règles de l’urbanisme étaient encore très floues. La méthode des spéculateurs à cette époque consistait à acheter des terrains superbes, les plus beaux possibles, et puis d’y aménager des logements luxueux dans de très beaux quartiers. C‘est ce que de Balkany avait fait au Chesnay, à côté de Versailles, en bâtissant Élysée II. De même Pouillon, l’architecte très connu, avait réalisé à Meudon quelque chose de gigantesque. Il y avait eu plein d’histoires comme ça.
Ici, dans le sud-est parisien, on envisageait depuis longtemps d’électrifier le chemin de fer de la Bastille. C’était un projet très ancien, connu, qui n’aboutissait pas. Mais dans cette perspective et anticipant sur sa réalisation, un certain nombre de grands spéculateurs s’étaient dit que l’est parisien allait se développer. En effet, quand le district de la région parisienne est né, le grand thème était : « Arrêtons de laisser se développer Paris vers l’ouest ou en tâche d’huile autour de Paris. Rééquilibrons Paris ».
C’est comme cela qu’on a fait Marne la vallée. Cette idée de rééquilibrage vers l’est est devenue très populaire. D’autant que l’un des premiers présidents du district de la région parisienne a été Roland Nungesser, député maire de Nogent-sur-Marne et apôtre de ce rééquilibrage. Moi je n’étais pas encore au district. Mais l’idée était dans l’air. Dans la perspective du métro électrifié — dont on pensait qu’il irait même jusqu’à Verneuil-l’Etang — ces gens, qui vivent de spéculations en faisant des coups, se sont jetés sur tous les espaces boisés forestiers du sud-est parisien.
Il y a eu trois grands groupes immobiliers qui se sont lancés là-dedans. L’un était le groupe Bouygues avec le Crédit lyonnais. Trente-deux banques se sont associées avec eux pour acheter tout le domaine de la Grange [19].Cet énorme domaine qui appartenait à Napoléon Gourgaud.
Et puis à Grosbois même, le domaine qui appartenait à la famille de la Tour d’Auvergne a été mis en vente. Elle était complètement fauchée et n’avait plus les moyens de l’entretenir. Ces propriétaires ont voulu valoriser leur patrimoine. Ils sont allés chercher une solution par l’intermédiaire d’un sénateur de Seine-et-Marne, vice-président du Sénat, remarquablement intelligent mais un peu aventurier. C’était Étienne Dailly. Il a imaginé un montage consistant à partager le domaine de Grosbois en deux parties. 450 hectares étaient achetés par le Cheval français. Le reste qui représentait 150 hectares a été payé cash par Robert de Balkany. Ces deux parties devaient être séparées par une rocade appelée l’ARISO (rocade intercommunale de Seine-et-Oise). Laquelle avait été dessinée, dans les années 58/60, de manière à valoriser largement les constructions prévues.
– GC – On aurait quand même conservé quelques arbres.
Jean-Marie POIRIER – Bien sûr. Cela aurait constitué un ensemble superbe. Mais à ce moment là, la Banco di Roma, plus une banque du Vatican, et plus une sorte de Lyonnaise des eaux italiennes (Condotte d’aqua), s’étaient mises ensemble pour fonder un consortium. Celui-ci a acheté une tapée d’hectares au cœur du bois Notre-Dame, à cheval sur La-Queue-en-Brie, Santeny, Lésigny, Noiseau, Sucy.
Tous ces gens-là voulaient construire une espèce de ville nouvelle à cheval sur les cinq communes, qu’ils auraient desservie on ne sait comment. Car ce n’était pas évident. Elle devait être bâtie sur le modèle des villes nordiques qui sont construites dans la forêt. Le modèle prévu était “Tapiola“, une ville nouvelle, capitale administrative à côté d’Helsinki. Le projet m’en a été soumis.
Quand je suis arrivé à Sucy, je me suis trouvé au bout d’un certain temps l’objet d’un démarchage par les Italiens et leurs représentants à Paris. Ils sont venus me voir. Leurs projets étaient déjà connus des ministères, ainsi que de la Région et de Paul Delouvrier. Ils se heurtaient déjà à une opposition catégorique de ce dernier qui désirait préserver les bois du sud-est parisien. Alors que le ministre Maziolle était pour une urbanisation complète, y compris des bois, par suite d’une connexion avec tous ces promoteurs, mais sur laquelle je ne peux pas faire de commentaire car je n’en sais rien !
Ce projet débouchait sur la nationale 19 par Santeny et Marolles-en-Brie, ainsi que sur la nationale 4 par La-Queue-en-Brie. Il ne passait pas par Sucy, car c’eût été trop compliqué. Il dépendait toutefois très largement de Sucy par son implantation. C’est à ce titre là que j’ai été amené à en connaître. Des dossiers m’ont été remis. Je les ai regardés. Je les ai regardés, je les ai étudiés mais je ne les ai pas tellement suivis.
– GC – Aviez vous la possibilité de les modifier ou de vous y opposer ?
-Jean-Marie POIRIER – De m’y opposer, oui. Mais si je m’y opposais, cela devenait difficile. Je m’appuyais à l’époque sur Delouvrier, sur le District, et indirectement sur l’Élysée puisque l’Élysée soutenait Delouvrier. Donc moi j’ai regardé ça. Les polémiques se développaient. Je n’étais pas — et je tiens à le dire honnêtement — je n’étais pas scandalisé. Je me disais « Après tout !». Mais j’étais d’une prudence de sioux, vous en doutez bien, parce que c’était des trucs, ce n’était pas blanc-bleu. Il y avait des intérêts financiers fabuleux qui pouvaient être considérables, et donc des pressions. Je ne sentais pas ça très bien. J’ai eu le dossier. Je l’ai évoquée une fois avec mes conseillers. Et puis je me suis appuyé sur Delouvrier. Nous avons fait le forcing, le combat contre Maziolle et contre Pisani — celui-ci avait été plus prudent que Maziolle —- et finalement cette affaire est tombée aux oubliettes.
– GC – Le rachat par l’État de la forêt Notre-Dame y a certainement contribué.
– Jean-Marie POIRIER – Alors là, j’y suis pour quelque chose. Au même moment, un autre groupe immobilier avec Sepimo-La Hénin avait racheté 300 hectares à Marolles-en-Brie. Il s’agissait d’un promoteur très connu qui s’appelait Zanettacci. Marolles-l’ancien, c’était à l’époque un village. Ce projet a donc soulevé beaucoup moins de problèmes. Il était d’ailleurs plus tardif. Il ne concernait pas seulement des bois, mais des espaces de culture. Maintenant, on ne pourrait plus le faire. Moi, je faisais le gros dos.
Deux ans plus tard, le gouvernement m’a nommé au District de la région parisienne, au côté de Delouvrier. L’année d’après, en 1969, j’en suis devenu président. J’avais d’abord été — c’est ce qui m’avait poussé à la présidence — rapporteur général du développement de la région parisienne. A ce titre, j’ai rapporté le schéma directeur de 1969. Le premier schéma était de 1965, avec huit villes nouvelles. Il n’en a été gardé que cinq. Mais on avait surtout introduit tout un dispositif juridique préservant définitivement les bois à l’entour. À la suite de quoi, j’ai été le rapporteur des espaces verts de la région parisienne. J’ai fait le premier rapport préconisant le rachat systématique par l’Etat de l’ensemble des bois du sud-est parisien. Je suis ainsi l’un de ceux qui ont pondu cette politique de rachat.
Vous voyez. Nous avons côtoyé une évolution qui aurait pu déboucher sur un scandale comme Élysée II, tout en modifiant totalement la physionomie des lieux. À telle enseigne que pour décourager la spéculation sur le secteur, Delouvrier, qui craignait de manquer de moyens juridiques, avait rayé le Métro-RER du schéma du développement de la région. Eh oui ! Car, dans le schéma directeur, — et ça a été quelque chose que je n’ai pas forcément approuvé — la grande idée était que toute cette partie sud-est du département ne devait pas être développée.
– GC – Cela devait rester une campagne ?
– Jean-Marie POIRIER – C’était cela la grande idée. Il fallait que jusqu’au Loiret et à l’Yonne, rien ne bouge. Cela ne s’est pas tout à fait passé comme ça. Heureusement, car pour nous c’était le risque du non développement. Tandis que dans le même temps, Créteil se développait. Mais Créteil profitait d’une forte pression politique. On avait bien été forcé de l’intégrer dans le schéma directeur. Encore une fois, c’est moi qui le rapportait. C’est à la suite de cela que l’on m’a donné la présidence du district de la région parisienne, et que j’ai mené avec Delouvrier la politique de rachat des forêts.
Voilà comment je me suis trouvé, bizarrement d’une certaine manière, directement concerné par ces affaires, mouillé dans ces affaires, par l’opposition politique de droite comme de gauche. J’ai eu le contact avec certains de ces “zèbres“. J’ai fait le gros dos et dressé un barrage, sans forcément me prendre pour un croisé ou un martyr de l’environnement et de la protection de la nature. Je me suis simplement intégré dans un mouvement d’ajournement parce qu’il s’agissait de projets sans logique véritable. À la suite de quoi, j’ai mis en branle l’ensemble du système de rachat. Je n’ai pas suivi le contentieux. Le projet immobilier du bois Notre-Dame est venu jusqu’en mairie, sans jamais parvenir au stade du permis de construire. Le secrétaire général de l’époque, Jean Fisher, a suivi cela de très près. Il en était de même de notre architecte Vetter; Toujours est-il que je l’ai viré.
– GC – Parce que vous n’étiez pas d’accord avec lui sur le projet ?
C’était l’architecte que j’avais demandé au ministre de me proposer pour la préparation du plan d’urbanisme de Sucy. Quand il a été désigné, il est vraisemblable qu’il ait été reçu au ministère et qu’on lui ait dit :
— « Intégrez le nouveau programme du bois Notre-Dame là dedans ».
Il nous a donc préparé un plan intégrant les futures constructions du bois Notre-Dame. Mais il avait surtout dessiné une route qui descendait du Plateau, traversait le Petit-Val en cassant la bagatelle de 70, 80, 90 pavillons. C’était un truc monstrueux, incroyable. Cela était lié à une autre bagarre d’urbanisme que j’ai dû mener sur la zone du Fort. J’en ai mené des bagarres d’urbanisme !
La zone du Fort était un horrible dépotoir. Cela a été une très grande bagarre que j’ai menée contre la Caisse des dépôts et consignations et la pression du ministère pour éviter un programme démentiel de 3600 logements, dont une tour de vingt-quatre étages. J’ai obtenu que cela soit ramené à 1162 logements. J’ai réussi à forcer la Caisse des dépôts à morceler son programme, à le vendre à des promoteurs privés, à droite et à gauche, à casser l’idée d’un grand programme d’ensemble, à construire en épousant les courbes de niveau et à concevoir des petits ensembles de logements de natures différentes. Je voulais une esthétique un peu inspirée par l’Amérique. C’est comme ça que j’ai récupéré le parc de la Garennière dont je voulais faire un mail à l’américaine, analogue aux campus des universités du temps où j’étais étudiant.
Dans cette aventure du Fort, j’ai joué un rôle vraiment déterminent. J’avais été négatif et prudent pour sauver les bois de Sucy, puis déterminant en faisant adopter le rachat par l’État. En revanche, je crois avoir réussi mon coup sur le Fort pour éviter qu’on en fasse une Fosse rouge ou une Cité verte. Là dessus, j’ai beaucoup, beaucoup travaillé. C’était un gros et intéressant dossier. Et ce qui a été réalisé est assez remarquable.
J’ai viré Vetter à l’époque où il m’a sorti cette espèce de nouille qui descendait du Plateau vers la gare. J’ai pris un autre architecte urbaniste qui s’appelle Jean Bry. C’est avec lui que nous avons réalisé les premiers plans d’occupation des sols à Sucy ainsi que la brochure de présentation. Le premier POS de Sucy, c’est quand même une date. J’avais participé de très près à la confection de la loi d’orientation foncière de 1967. Lancée par le ministre Pisani, elle codifiait l’urbanisme en France. Elle a duré 32/33 ans jusqu’à Gayssot qui l’a fichue en l’air par une loi inepte et totalitaire. Les POS ne sont plus des POS. Un certain nombre d’articles de la loi définissaient ce que sont le grand schéma directeur global, les schémas directeurs de secteur, les plans d’occupation des sols, et comment tout cela s’articulait. J’y avais participé au début en tant que député. C’est pour cela que j’ai beaucoup tenu à ce que ma commune figure parmi les premières de France à avoir son plan d’occupation des sols. Elle a été de loin la première de toute la région. C’est Jean Bry qui a fait cela. Ce plan a été lancé par une exposition à la salle des fêtes, avec présentation de la ville et des projets la concernant.
Ce qu’on avait montré, c’était essentiellement la zone du Fort et le quartier des Bruyères. J’avais un peu débloqué les Bruyères avec la construction dans les années soixante-dix d’un groupe de 200 logements dénommé Bâti Service. C’est à la base de la population de ce lotissement qu’on a fait le conseil municipal de 1977. J’ai pris là-bas des personnes nouvelles comme Mmes Clément et de Valence.
– GC – N’est-ce pas un peu ce que certains auraient tendance à vous reprocher : Le choix d’une population censée mieux voter que d’autres ?
– Jean-Marie POIRIER – Je vous signale que les Noyers, la Procession et la Fosse rouge ont été construits sous mon magistère. La réalisation des Noyers, c’est mon premier adjoint Georges Henry qui m’y a poussé. C’était incontestablement du logement social. La Procession, c’était aussi du logement social. La Fosse rouge, je n’en suis pas directement responsable. Le coup était lancé. J’aurais pu l’infléchir en dehors du logement social. Mais j’ai laissé faire. La Cité verte a été construite avant mon arrivée. C’est d’ailleurs un endroit parfaitement agréable, moderne, vivant. Cela a évolué ! Les Monrois ? Je ne m’y suis pas opposé. C’est une accession à la propriété des très modestes.
Je n’ai pas tiré la ville vers mon électorat. Je l’ai tirée de l’autre côté. J’ai dosé. Cela m’arrange toujours de doser. Ça m’arrange parce que je suis en position d’arbitre. Ce n’est pas ma préoccupation principale quand je m’occupe de Sucy. Ni de près, ni de loin. Non, j’ai simplement le désir de ne pas imiter ce qu’a fait mon voisin d’Ormesson, c’est-à-dire que rien ne bouge. Il n’y a chez lui que des maisons individuelles. Il faut du social aussi
Si j’avais pu modifier la Fosse rouge, si j’avais eu le sentiment que je pouvais le faire à l’époque je l’aurais fait volontiers. Je vous raconterai la Fosse rouge. Là aussi, c’est la folie d’un architecte premier grand prix de Rome. Grosso modo, l’idée c’était de reconstituer les murailles de Sienne, et d’entourer Sucy par la Fosse Rouge et de se continuer sur le Fort. Et d’avoir une autre muraille sur le Fort. De manière que la ville soit entourée de murailles. C’était cela la grande idée. Il était fou !
J’ai eu des batailles homériques. Mais si je me demande vraiment quel est le rôle le plus important que j’ai pu jouer ici, c’est quand même d’avoir orienté l’urbanisme d’une façon qui me semble, à moi dans l’ensemble, plutôt acceptable. Et notamment d’avoir gagné la bataille du Fort.
– GC – Il y a aussi la Cité verte, la conservation de son parc et le sauvetage de “son” Château.
– Jean-Marie POIRIER – Il faudrait rechercher dans l’histoire de l’urbanisme, dans les archives du ministère de la Construction, comment on est passé d’un concept initial — qui ressemblait plus à la Fosse rouge, c’est à dire à un ensemble résidentiel traditionnel avec des immeubles bas remplissant tout le terrain — pour arriver au contraire à un arbitrage en disant :
— « OK Construisez, mais construisez en périphérie et donnez une certaine allure à cela. »
L’architecte l’a donnée, cette allure.
Je vais vous parler encore par métaphore. Comme en Italie, à coté de Sienne, à San Gimignano, Vous savez ces tours, ces espèces de tours ocre qui sont des tours de garde. Et la Cité verte, c’est une série de tours de garde qui veillent sur l’intérieur où il n’y a rien. C’’était ça la métaphore C’est à cause de cela que Malraux a levé l’interdiction de construire dans le parc d’un château classé
– GC – Il avait été inscrit pendant l’Occupation. !
Jean-Marie POIRIER – On savait qu’il était beau. Il y a eu des articles de presse sur le massacre du château de Sucy. Ce château c’est vraiment moi personnellement qui l’ai sauvé, contre vents et marées.
Mon conseil municipal, y compris les jeunes et les nouveaux, ne voulait pas en entendre parler :
— «Qu’est-ce que vous voulez faire avec ça ? Il faut de l’argent ! »
Il est vrai qu’on ne va pas vite. Mais j’ai tenu bon. J’ai réussi à l’acheter Je n’ai pu obtenir l’aval des conseillers qu’en rajoutant deux hectares autour. C’est cet argument qui l’a emporté.
Je vais vous dire une chose honnêtement. Je n’ai jamais échoué, sur un projet même aventureux devant le conseil municipal. J’ai été dissuadé de faire un certain nombre de choses. Oui mais je n’ai jamais été mis en minorité sur un projet.
J’ai connu deux grandes batailles d’urbanisme très dures. Actuellement, je suis encore en bataille. C’est un travail de Pénélope. Mais chaque période a sa coloration. Il faudrait pouvoir étudier les évolutions qui ne sont pas des évolutions forcément chronologiques. C’est difficile !
J’ai eu à un moment des problèmes à la Cité verte. Puis après, à la Fosse rouge. Il n’y a plus de communistes. Il n’y a plus de gauche, du moins avec la même importance. Et puis tout d’un coup, du jour au lendemain, sans que je m’en rende compte, insidieusement, je me retrouve avec une population complètement différente dans le quartier de la Fosse rouge. Cela est venu insidieusement. Le maire non seulement n’a pas la maîtrise, mais il est écarté de ça par la crainte des pouvoirs publics actuels de gauche.
Disons, pour terminer, que j’ai essayé de créer un certain équilibre à Sucy.
– GC – Merci Monsieur le Maire.
Pcc Georges CARROT
Vendredi 8 septembre 2000
18 heures à 20 heures 15.
BIOGRAPHIE DE JEAN MARIE POIRIER
1929-2007
1er décembre 1929 Naissance à Chartres.
1958 Chargé de mission au cabinet du ministre de l’information, puis au ministère de l’intérieur.
1961-1962 Expert des Nations Unies auprès du gouvernement libanais, chargé à ce titre de la création au ministère de l’information et du tourisme.
Novembre 1962 Député de la Seine-et-Oise à l’Assemblée nationale dont il est le plus jeune élu
(16e ciconscription depuis Villiers-sur-Marne au nord jusqu’à Ablon au sud).
Février 1964 Maire de Sucy-en-Brie jusqu’à sa mort en janvier 2007
Durant ces 43 années,il aura été élu et réélu sept fois au 1er tour et une seule fois — la dernière —
au 2e tour.
Mars 1967-1968 Réélu député de la Seine-et-Oise.
1967-1995 Conseiller général du canton de Boissy-Saint- Léger.
Juin 1968 – 1973 Député du nouveau département du Val-de- Marne.
1968 Nommé au District de la région parisienne.
Rapporteur général du développement de la région parisienne avec cinq villes nouvelles et préservant les massifs boisés.
Rapporteur du schéma directeur.
1969 Président du District de la région parisienne.
1975 Chargé de mission au cabinet de Jacques Chirac, Premier Ministre.
1976 Conseiller d’État.
1980-1981 Porte-parole de la présidence de la République.
Septembre 1995- 2004 Sénateur du Val-de-Marne et vice président de la Commission des affaires étrangères.
2001 Président de la communauté d’agglomérations du Haut Val-de-Marne.
30 janvier 2007 Décès à Paris
GC
Jean-Marie POIRIER
Député et Sénateur
mais surtout magistrat municipal d’une exceptionnelle largeur de vue
Adieu, Monsieur le Maire (Février 2007)
© Georges Carrot octobre 2007
[1] D’après la délibération n° 405 du 6 décembre 1963, on peut en déduire qu’il s’agissait d’une réunion préparatoire à la création d’un syndicat intercommunal pour l’édification d’une maison des jeunes et de la culture. Mais la question du lycée y a certainement été évoquée.
[2] Albert Pleuvry, né en 1896 dans la Sarthe, et installé à Sucy durant l’Occupation, en avait été élu maire le 24 octobre 1947.
[3] Il s’agissait des élections législatives de novembre 1962. L’Assemblée nationale venait d’être dissoute par le général de Gaulle pour avoir censuré le gouvernement sur le projet d’élection du président de la République au suffrage universel.
[4] Le fait d’avoir voté la censure en votant avec la gauche.
[5] Diplomate, futur ministre.
[6] Il sera élu lui aussi député en 1962 et occupera ultérieurement des fonctions ministérielles.
[7] Philosophe et académicien né en 1901 à Saint-Étienne.
[8] Classe des lycées qui préparent à l’École normale supérieure (Lettres).
[9] Siège de la prestigieuse « École normale supérieure », 45 rue d’Ulm, à Paris, Ve..
[10] Institut des Études politiques de Paris VIIe, rue Saint-Guillaume.
[11] Trois autres listes étaient opposées. Il y en avait une présentée par le parti communiste français, avec à sa tête une jeune agrégée de 26 ans, Michèle Fogel, mère de deux enfants. Il y en avait une autre se présentant comme “socialiste et démocratique d’action municipale“, et ouvertement anti-gaulliste. Il y avait aussi celle qui sous le titre de “liste d’union et d’intérêt communal” exhortait les électeurs à ne pas “abandonner la gestion de leur commune entre les mains d’un étranger à votre localité, venu on ne sait d’où solliciter vos suffrages sans avoir vécu parmi vous, sans connaître ni vos besoins, ni vos possibilités, ni vos aspirations“.
[12] Les quatre candidats de la liste Poirier ont recueilli entre 1811 et 1771 voix, soit à peu près 51 % des votants.
[13] Il s’agissait vraisemblablement, au moment de l’entretien, d’affaires récentes : la Semader et les subventions versées à l’association Provence-Western Australia Business Club.
[14] Dans la liste de candidature en 1959, il se dit : retraité de banque (né le 16/11/97), croix de guerre 14/18 et médaillé d’honneur du travail.
[15] Granger était un métallurgiste né en 1906. En 1964, il avait donc 58 ans.
[16] Le baron Hottinguer, issu d’une haute lignée financière, suisse et protestante propriétaire depuis 1819 du château du Piple ainsi que de nombreux terrains sur les communes de Sucy, Boissy et Bonneuil.
[17] Loi du 10 juillet 1964, avec effet au 1er janvier 1968.
[18] Loi du 2 août 1961.
[19] Sur les communes de Yerres et de Limeil-Brévannes.