Lettre n°58 – Novembre 2024

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Sucy, points d’histoire

Lettre mensuelle de la Société Historique et Archéologique de Sucy-en-Brie (shas.fr)

Débuts de l’aéronautique et Sucyciens à la Belle Époque

DEUXIÈME PARTIE

Dans la lettre précédente, trois évocations décrivaient les rapports des Sucyciens ou futurs Sucyciens avec les premiers appareils volants du XXe siècle. Deux seront également relatées dans celle-ci.
Toutefois, en préambule, il nous semble utile d’indiquer que, compte tenu de la fragilité de leurs « coucous », plusieurs pilotes renommés furent contraints de faire un atterrissage forcé à Sucy ou dans des communes limitrophes, certains même en « cassant du bois ». Plusieurs témoignages en font foi dont deux proviennent d’André Bemelmans :

Alfred Leblanc à bord

Alfred Leblanc dut se poser dans le potager de la baronne Hottinguer (près du Château du Piple). Elle était furieuse car la foule avait piétiné ses légumes. Leblanc, vainqueur de plusieurs circuits aériens, avait été chargé par Blériot de la logistique lors de la célèbre traversée de la Manche.


Quant à Jules Védrines, il fit un atterrissage difficile dans la « plaine à Ginoux » (vers l’actuelle église Sainte Jeanne). Les domestiques du Château du Grand-Val vinrent lui donner la main. Védrines est connu, entre autres, pour s’être posé en 1919 sur le toit des Galeries Lafayette.

Atterrissage de Jules Védrines sur le toit des Galeries Lafayette

JEANNE, AVIATRICE MALGRÉ ELLE

Au cours des années 80, l’auteur de cette lettre a enregistré sur cassettes les souvenirs de Sucyciens nés avant 1900 ou au tout début du XXe siècle. Parmi ces témoignages, ceux de deux vénérables dames, Jeanne et Odette, qui enfants, ont été aviatrices avant la guerre de 1914. C’est impossible, me direz-vous ! En fait, il s’agissait de passagères, mais ce terme était rarement employé à cette époque en matière d’aviation. Beaucoup d’aéroplanes étaient d’ailleurs monoplaces, sinon on partageait la banquette du pilote à ses risques et périls, en prenant grand soin de s’attacher à l’appareil. La progression des biplaces aura lieu en 1914-18 pour adjoindre aux pilotes des observateurs et mitrailleurs…

Revenons à Jeanne, née en 1899 dans une famille bourgeoise et future Madame Corduan. Elle habitait une maison ancienne, 3 rue Saint-Amaranthe. En septembre 1911, alors qu’elle a 12 ans, son père apprend qu’un aéroplane s’est posé à Noiseau.
«  Après avoir pris son canotier, il m’emmena rapidement par la main afin que nous puissions observer l’appareil ». Passant par les Basses Brunes, ils traversent le ru de Villiers et arrivent à la briqueterie de Noiseau.
« L’avion se trouvait dans un champ de pommes de terre. C’était un biplan accidenté et une foule de paysans l’entourait. L’aviateur, le capitaine Étévé fut heureux de converser avec mon père, lui-même officier. Il lui dit attendre une hélice de rechange et ajouta : – surtout, revenez demain, je vous réserve une surprise ».

Le capitaine Albert Étévé était polytechnicien, pilote et ingénieur aéronautique. Il créa un anémomètre et un système de mitrailleuse sur tourelle utilisée à bord des appareils français et alliés durant la Grande Guerre. Après avoir dirigé le centre aéronautique de Saint-Cyr, il mourut à 96 ans !

Revenons au récit de Jeanne : « Le lendemain à neuf heures, nous nous retrouvons au même lieu devant l’appareil réparé. Le capitaine Étévé s’adressa alors à mon père : « Montez et prenez la petite sur vos genoux ». L’appareil s’envola. Nous commencions à monter, j’ai cru que j’allais mourir. Il faisait un vent épouvantable, j’étais suffoquée, une main sur la bouche pour ne pas crier. Mon père agrippait son canotier, sa cravate lui remontait dans le cou. Il n’osait dire : arrêtez-vous ! »

Reconnaissons que les structures de l’engin sur lequel ils volaient n’avaient rien à voir avec nos cabines pressurisées. « Si vous saviez quelle est l’impression ressentie en voyant le vide au-dessous de soi ! On avait les pieds sur des barres, l’avion était à claire-voie et il allait de-ci de- là. C’était horrible ! »

Le capitaine Albert Étévé


Après être descendus de cette épouvantable machine, les deux rescapés rentrent à Sucy. « Je ne sais pas par quel chemin car nous n’avions plus de jambes ». Jeanne remarque que son père est « blanc comme un mouchoir ».
Vous avez certainement apprécié le vocabulaire de Jeanne Corduan, devenue octogénaire, mais qui restitue fidèlement l’atmosphère de l’époque 1900 en utilisant sa terminologie. De retour, voici le dialogue entre ses parents, lesquels se vouvoient.

« -Eh bien, il vient de m’en arriver une histoire ! Je viens de monter en aéroplane.
   – Vous êtes fou, mon ami !
  – Mais non, le capitaine Étévé nous a fait faire un tour.
 – Avec la petite, avec la petite ! mais vous êtes fou, Jean, vous êtes fou d’avoir fait monter cette enfant ! »

Jeanne Corduan bébé sur les genoux de sa mère à Sucy avec madame de Beaufond et ses deux fils

Au moins en compensation de ce baptême de l’air détestable a-t-elle gagné en notoriété auprès des autres fillettes ?
«  J’étais à cette époque élève au pensionnat du Petit-Val et j’avais comme camarade de classe Odette Baduel, dont le père était un pilote renommé. Elle faisait part à tous des exploits paternels et chacun, y compris la directrice, Mme Abadie (1), se passionnait pour ses récits. Je pris alors la parole pour expliquer que moi, j’étais réellement montée sur un aéroplane. Personne ne voulut me croire ! »
 Elle l’aurait pourtant bien mérité …

ODETTE, LA PLUS JEUNE AVIATRICE DU MONDE

Nous sommes en 1985. Je fais s’asseoir la petite dame âgée qui se recommande d’un de mes amis.
– « Je suis Madame Dufayard, née Odette Brodin en 1908 et Sucycienne depuis 1916, presque 70 ans. Mon père était un pilote renommé avant la première guerre mondiale. Il est malheureusement décédé le 3 juin 1914, suite à un accident d’aéroplane. Je sais que vous vous intéressez à l’histoire et à Sucy. J’ai ici un album réalisé par mon père Emile Brodin, contenant de nombreux articles qui retracent sa courte carrière d’aviateur. Cela ne motive personne dans mon entourage. Je vais entrer en maison de retraite, acceptez-vous de le conserver ? »
Je sens beaucoup de déconvenue dans son attitude. C’est un énorme classeur, véritable « press book » comportant des centaines d’articles. Je le feuillette, malheureusement aucune corrélation géographique entre les secteurs concernés (Etampes, Pithiviers, Nantes, voire les Balkans) et Sucy-en-Brie. J’hésite, alors mon interlocutrice poursuit.

– « Moi aussi j’ai eu mon heure de gloire, et toute petite encore… Mon père est né en 1881, passionné par les avions, il entre à l’école Henri Farman d’Etampes comme élève-pilote, est breveté le 9 avril 1912, puis breveté supérieur militaire. Il était très proche de maman et de moi, et peu de temps après sa réussite nous a offert un baptême de l’air le 14 avril suivant, j’avais 4 ans ».

La carte qui symbolise une performance bien risquée


Ma visiteuse me montre une carte postale où on la voit assise dans l’appareil à côté de son père. La légende précise qu’elle est « la plus jeune aviatrice du monde ». L’aéroplane est un biplan Farman (H.F.3) reconnaissable à son hélice arrière et à ses roues jumelées.
En réalité Anna, l’épouse d’Emile Brodin, était assise à côté de lui. Les deux adultes étaient liés à l’aéroplane, mais pas la petite.

– « Je n’étais pas attachée sur le Farman. Ma mère tenait la barre d’une main et moi de l’autre. Elle n’arrêtait pas de dire à mon père : « arrête, descends ! » et je répétais la même chose ».

Néanmoins, la fillette est beaucoup moins traumatisée que Jeanne Corduan.
– « Je n’ai pas grand souvenir de ce baptême de l’air. Je me rappelle seulement le vide et des voitures qui paraissaient toutes petites ».
Emile Brodin recommence plusieurs fois ce vol familial. Nombre de journaux reprennent la qualification de « plus jeune aviatrice du monde », dont des étrangers, comme le Courrier de Mexico et le Patriote de Bruxelles. Un Américain informé lui signale alors que son fils de deux ans l’a précédée dans les airs. Emile le félicite mais ajoute que pour autant, Odette reste bien la plus jeune aviatrice du monde !

Programme du Gala auquel put assister la toute petite Odette et dont elle gardait le souvenir

Malgré son très jeune âge, Odette avait déjà bénéficié d’une prérogative exceptionnelle en décembre 1911 :

– « Je garde bien en mémoire un gala d’aviation qui eut lieu à l’Opéra. On y représentait le Vol d’Icare. J’étais la seule enfant assistant à cette soirée, mon père ayant garanti que je demeurerai silencieuse ; émerveillée, je ne bougeai pas d’un pouce ».
Brodin, très expérimenté, est devenu chef-pilote chez Farman. Comme ses exploits se déroulent hors de Sucy, nous n’en citerons que deux largement relayés par la presse :
        -en 1912, une guerre existait déjà, opposant des nations européennes (Serbie, Grèce, Bulgarie) à la Turquie. Plusieurs aviateurs français renommés furent mis à la disposition de la coalition pour faire des reconnaissances et régler les tirs d’artillerie (De Réals, Védrines, Brodin, Godefroy…). Le but était double, vendre des avions français à l’étranger, convaincre l’état-major de l’utilité militaire de l’aviation (2). Malheureusement, le blocus maritime de la flotte ottomane retarda la livraison des appareils et cette opération ne fut pas probante.

1912. Aviateurs français se rendant sur le front des Balkans. De gauche à droite :  Émile Brodin (avec Odette et Anna) madame Védrines, Jules Védrines, Raoul de Réals de Hornac

        – En septembre 1913, Émile Brodin teste le parachute Robert en se jetant du haut du pont transbordeur de Nantes, (54 mètres au-dessus de la Loire). C’était la troisième expérience concernant un tel engin (dont une réalisée par le célèbre Adolphe Pégoud). Brodin réussit parfaitement… Anna avait assisté à ce saut !

Enfin, nous sommes le 2 février 1914. Emile teste un aéroplane en phase d’essai et doit l’amener de Saint-Cyr-l’École à Compiègne. Que se passe-t-il ? Soudain, près de l’Isle-Adam, l’avion perd de l’altitude, longe l’Oise et percute une ligne télégraphique. Le pilote est fatalement atteint et décède le lendemain.

Après des funérailles très élogieuses regroupant beaucoup d’aviateurs, Anna et sa fille se retrouvent seules. Une collecte généreuse a lieu en leur faveur dans les milieux aéronautiques, mais elle doit plaider en tant que veuve pour obtenir un dédommagement correct.
C’est à ce moment de notre entretien, lorsque Madame Odette Dufayard évoqua ces moments douloureux de son enfance, que j’ai décidé d’accepter l’album retraçant la carrière de son père ; elle m’en a été reconnaissante. (3)


Retrouvons la mère d’Odette, ses problèmes et enfin Sucy !
 – « Elle chercha à résider en banlieue et Sucy la séduisit par son bon air et les écoles toutes neuves qui pouvaient m’accueillir. Elle trouva enfin un logement rue du Moutier chez Mr Boisseau qui était établi serrurier ».
Paul Boisseau, dont l’atelier se situait 12, rue du Moutier, était un brave artisan qui avait déjà secouru une famille affligée par la guerre. Voisins et voisines accueillent sympathiquement les arrivantes. Anna trouve du travail, Odette est scolarisée. Mieux encore, en face de leur domicile, au 5, est installé le seul cinéma de la ville.
– « Nous possédions une copie professionnelle du film représentant le saut en parachute de mon père à Nantes. Le propriétaire du cinéma de Sucy, situé rue du Moutier et qui devait devenir « le Bijou », accepte de le projeter. C’est ainsi que je vis avec émotion l’exploit de mon cher père ».

Sur les quais de Nantes, 10 000 personnes assistent à cet essai

Ensuite, Odette, devenue Madame Dufayard, a vécu 50 ans rue des Boulards, puis un jour après 1980, une occasion lui arrive de renouer avec le passé.
– « Il y a quelques années, durant les fêtes de septembre, on pouvait survoler Sucy en hélicoptère. Je n’étais jamais monté dans un tel appareil et voir Sucy du ciel me passionnait. Comme j’avais plus de 75 ans, on m’évita de faire la queue. Lorsque le pilote apprit mon lointain passé aérien et qui était mon père, il m’offrit gracieusement cette promenade dans les airs ».

Promenade dans les airs autrefois … ç’aurait pu être le titre de cette lettre. Jeanne et Odette ont maintenant pris leur essor pour l’éternité, mais en leur souvenir, donnons-la parole au délicat poète Patrice de la Tour du Pin :

Deux petites filles
Jouaient à battre des bras
Comme si elles avaient des ailes.
Elles souriaient entre elles
De ces puérils ébats
Mais elles étaient si belles
Qu’elles se sont envolées.

NOTES

1 Madame Abadie, directrice du Petit-Val 1911 à 1919, était en réalité une religieuse, mère Claire de Saint-Joseph, obligée d’utiliser son nom laïc à cause de la loi relative aux congrégations.

2 Affirmation de Ferdinand Foch, futur maréchal de France, juste avant le premier conflit mondial : « L’aviation, c’est zéro ». En 1918, les forces aériennes françaises regroupèrent 4000 avions.

3. Cet album m’a servi par 2 fois pour évoquer aux Sucyciens le passé d’Emile Brodin et de sa fille Odette (un article de Sucy Info en 1988 et cette lettre de la Société Historique).
Une suggestion à la SHAS pour sa destination future : le proposer à plusieurs villes où Brodin a joué son rôle.

Pithiviers : Émile y a passé sa jeunesse.

Etampes : où il a appris à piloter dans l’école Farman. Nantes : il y a expérimenté le parachute Robert sur le pont transbordeur.

Lettre préparée par Bernard Méa
avec les aides amicales de Catherine Martzloff et de Marc Giraud

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